Avec la foule et le troupeau

Avec la foule et le troupeau
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »

Restez chez vous.

Restez chez vous, c’est optimiste. C’est une façon de parler.

Tout est ouvert depuis longtemps et tout entre partout. Il n’y a plus ni porte ni fenêtres. Il n’y a plus d’autre fenêtre que celle-là, numérique, devant laquelle vous êtes probablement installé, chez vous ou non, assis ou pas, mais adjacent à elle de toute façon.

Et puisque vous voilà surveillé, je pense que vous devriez vous surveiller davantage encore, sans vous demander trop quel degré de surenchère à ce jeu nous allons bien pouvoir atteindre.

Vous lisez, vous êtes lu aussi. Et quoi que vous lisiez, quelque intérêt que vous trouviez à ce que vous lisez, vous serez toujours mieux lu que vous ne lisez.

Au sens ancien, il n’y a plus de chez vous.

Il n’y a plus de sanctuaire.

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Il est indifférent que vous sortiez.

Il est indifférent que vous alliez dehors au McDonald’s ou à la Comédie-Française, ou dans une boîte échangiste, et plus encore, il est anecdotique que vous établissiez ou non une distinction qualitative entre ces trois institutions et, oui, il est indifférent que vous sortiez, que vous alliez çà ou là ou achetiez n’importe quel excellent livre devenu difficile à trouver sur la plateforme virtuelle d’un nouveau géant de l’économie.

La seule chose importante au fond est que le contact ne soit pas rompu entre vous et ce dont je parle, la seule chose importante est qu’il ne demeure plus d’espace sauf où vous perdre, ou non.

L’important n’est pas qu’il entre chez vous – conservons encore un peu cette obsolète idée d’une distinction entre espace public et espace privé – un nombre possible d’informations tellement plus important qu’à l’époque où vous vous y riviez toujours un peu au hasard devant votre téléviseur ; non, l’important est qu’il nous parvienne de ce que vous appelez chez vous un flux de données tellement supérieur à celui que vous nous offrez gracieusement quand vous marchez dans la rue ou quand vous vous enfermez deux heures et vingt-trois minutes dans une salle de cinéma.

Et je ne comprends pas ce qui peut bien vous laisser penser que même votre sommeil puisse être un espace sauf. Provisoirement nous l’espérons, la mort seule est sauve.

Pardonnez-moi, je m’exalte, votre tête est votre vrai chez vous. Bien sûr. Pardon.

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Toutes ces choses sont autorisées, au sens du moins où elles n’échappent en rien à notre puissance de calcul, et elles nous sont indifférentes, quelque illusoire nécessité qu’elles vous semblent encore receler.

Vous ne vous perdrez plus et toutes choses autorisées nous sont indifférentes, pourvu qu’elles soient à notre connaissance portées, et par vous-même portées.

Et le plus souvent, c’est cela qui arrive, vous portez vous-même à notre connaissance les choses que vous faites librement ; les choses éventuellement qui, par extraordinaire ou malice, ne nous seraient point par vous-même déclarées, nous pouvons les déduire et sans doute mieux que vous les connaître, et c’est bien.

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De sorte que vous demeurez à portée de saisie. Quand vous ne vous saisissez pas vous-même.

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Ce que nous savons, c’est à quels indifférents aspects de notre propagande diversifiée vous avez pris goût, dont nous intensifions le flux.

Dans l’état actuel d’avancement où nous nous trouvons, le contrôle de votre chez vous est beaucoup plus avancé que celui, combien plus délicat, de votre circulation physique de simple piéton. Mais il n’est pas impossible qu’à ce problème archaïque nous ne vous trouvions également des solutions archaïques, auxquelles vous aurez l’obligeance de bien vouloir soumissionner.

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C’est une belle journée parmi les premières du printemps et je crois qu’il est encore autorisé de dire qu’il n’est déjà plus autorisé de tout dire.

Pourtant, le nombre de choses indifférentes est colossal, c’est même du jamais vu quel que soit le régime considéré, et il y en a pour tous les goûts et tous les âges, l’ensemble est a priori sans danger, à votre responsabilité juridique près d’individu libre. Importe seulement l’importance que vous donnez à ces choses indifférentes et pour ainsi dire égales entre elles. Quelque appétence par exemple que vous montriez pour l’art, cela nous est très indifférent, celui-ci étant devenu culture, et nous ne voyons là qu’une niche indifférente du tourisme de proximité, lequel n’échappe en rien à notre puissance de calcul.

Aujourd’hui, par ce beau temps frais de printemps, j’ai déjeuné en terrasse de rognons de veau et de frites, ce qui est une chose autorisée, au même titre, si j’en crois ce que disaient les inconnus qui me servaient de voisins, que d’être un transgenre para-salafiste énamouré du président Macron ou un normalien convaincu que Cyril Hanouna est, mutatis mutandis, le seul vrai poète de notre temps.

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J’ai l’air de plaisanter, je sais. Il le faut bien.

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Je m’en voudrais beaucoup de parler de choses importantes.

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Rester chez vous, comprenez-moi, cela n’est plus possible en vérité. La position est prise depuis longtemps, elle a été reconfigurée tout à fait autrement, et avec votre accord. Amen.

Il est heureusement encore possible de se croire chez soi quelque part, et c’est bien suffisant, dans un sympathique café non-fumeur ou retranché dans sa bibliothèque comme une manière nouvelle d’amish semi-débile.

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Je trouve exaltante cette journée de printemps. Et amusant d’avoir changé sans prévenir, à plusieurs reprises, le point de vue d’où je parle. Nous filons vers un monde où les conditions d’existence de la poésie pourraient être enfin de nouveau réunies.

Pascal ADAM

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