Claire Ruppli : « La reprise de la Rue Blanche est une question politique »

Claire Ruppli : « La reprise de la Rue Blanche est une question politique »
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Claire Ruppli fut jadis l’élève de la rue Blanche, cette école nichée alors dans l’hôtel particulier construit par Charles Girault, architecte du Petit Palais, pour Paul Choudens, éditeur de musique, en 1901. Entre 1944 et 1997, soit pendant 53 ans, le bâtiment accueille ce qui allait devenait l’ENSATT. Claire Ruppli passe aujourd’hui derrière la caméra pour livrer les dernières images d’un haut-lieu du patrimoine théâtral, en passe d’être reconverti en… salle de sport.

Entretien.

Comment est né ce projet de documentaire ?

J’ai fait l’école de la rue Blanche, de 1987 à 1989, du temps où elle était à Paris. En 1997, l’école est partie à Lyon et le bâtiment a été abandonné, puis squatté. L’Adami a essayé d’en faire une maison des compagnies en 2009 : bras de fer avec la mairie de Paris, rien n’a été fait. Ce lieu a donc été à l’abandon pendant dix-sept ans, jusqu’en 2014. Un apéro « revival » a été organisé un soir, de manière sauvage, lorsque nous avons appris que le bâtiment allait connaître d’importants travaux. Nous n’étions pas nombreux. J’ai alors eu l’envie de filmer le lieu… Je me renseigne et apprends qu’il va être repris par un club de sport, le Ken Club ; je contacte le patron, Arthur Benzaquen, qui me dit de lui envoyer un projet. Comme j’avais rêvé du film, j’en avais écrit la trame complète.

Avez-vous eu d’emblée eu l’idée de faire intervenir des témoins ?

Oui. Ce lieu n’est pas seulement un beau bâtiment, il est aussi des personnes qui l’ont habité, pendant des années. En mai 2014, j’ai accès au lieu, pour deux mois. 90 témoins répondent présent – dont 70 sont dans le film. Je commence à tourner…

Quels étaient vos soutiens ?

J’ai présenté plusieurs dossiers à diverses institutions, dont le CNC et la SCAM. Claire Ruppli étant inconnue au bataillon, rien n’a abouti. La SCAM n’y a vu qu’un reportage de plus ; le CNC ne voyait pas l’intérêt de tourner un film dans ce lieu… un lieu du patrimoine artistique parisien, repris par des privés !

Cela ressemble à un film sur la tendance actuelle des politiques culturelles publiques…

Exactement ! Cela ne parle pas seulement de la rue Blanche, mais de nombreux lieux à Paris et en France, des hôtels aux théâtres repris au sein de grosses boîtes commerciales. Pour moi, cela va même jusqu’à des endroits comme Notre-Dame des Landes… La question est celle de la reprise d’un territoire. Chaque bataille se rejoint ; je suis à l’écoute de ces concordances.

Affiche de "Blanche Rhapsodie", film réalisé par Claire RuppliCe qui frappe dans votre film, c’est la beauté du lieu, qui est un monde à part entière…

C’est exactement ce qui m’a happé le soir de l’apéro : les personnes présentes avaient de fortes émotions en redécouvrant ce lieu. Il est tellement puissant !

Comment avez-vous bâti ce film avec 90 témoins ?

J’ai eu de la chance, dans mon parcours, d’être l’assistante de grands comme Yves Boonen. Quand il m’a proposé de l’assister pour L’Éveil du printemps, j’ai dû contacter des agents, faire des plannings, prévoir les rendez-vous… J’ai fait de même pour le film. J’aurais pu prendre dix acteurs célèbres, les interviewer pendant dix minutes, avec un peu de décor… Ce n’était pas le film que je rêvais. La maison est centrale. Quand on écoute les interviews, cela se répond : Jacques Weber me parle un jour d’une femme extraordinaire, très engagée, à la voix un peu rauque… Il parlait de Coline Serreau, que j’ai aussitôt appelée mais qui nous a malheureusement plantés. Le film s’est beaucoup construit sur cet enchevêtrement : un témoin en appelle un autre.

Comment se passait la rencontre entre chaque témoin et ce lieu de leur passé ?

De venir dans le lieu, pour eux, c’était déjà très émouvant : le lieu est proustien ! Ayant travaillé à l’école de Jacques Lecoq, je viens du corps ; je crois que le corps raconte par lui-même, ravive les souvenirs… C’est pourquoi, pour chacun d’eux, j’ai commencé par leur faire faire une visite intégrale, parfois avec l’équipe technique, afin de laisser surgir les souvenirs. Lorsque j’ai guidé Michel Aumont dans le bâtiment, il ne cessait de me répéter : « Je ne me souviens de rien ! » À un moment, il voit le jardin, et là, ses souvenirs ont afflué. Une fois la visite achevée, les témoins choisissaient l’endroit de leur interview.

Avez-vous été surprise par leurs témoignages ?

Plus que surprise, j’ai été émerveillée par leur générosité. Avec Danièle Ajoret, qui fut l’un de mes professeurs, j’ai discuté pendant la préparation d’un de ses grands rôles à l’époque : Agnès de L’École des femmes. Elle m’a alors dit qu’elle s’était justement mise à jouer Agnès le matin même, au lever. À la fin de notre interview, qui a lieu sur le balcon du jardin, je lui demande de jouer Agnès : elle hésite… puis se lance. Cadeau ! On l’a gardé au montage, parce que ça parle de théâtre et du parcours de Danièle. Presque tous m’ont offert des cadeaux : un texte, un récit, un geste, une réplique…

On dit que le monteur est le deuxième réalisateur d’un film : comment s’est-il investi dans sa fabrication ?

Mon monteur, Laurence Gaignaire, est quelqu’un qui a fait beaucoup de graphisme et des spots, des choses très vives, très rapides, de courts formats. Nous n’avions jamais travaillé ensemble. Nous nous sommes apprivoisés et avons appris à travailler ensemble. Il avait d’emblée le désir d’avoir sa patte dans le film ; il a donné l’impulsion, le rythme. Comme pour le tournage du film, une réplique ou une référence en appelait une autre. Nous avons fait le montage en neuf mois, le temps d’une grossesse. Nous faisions en fonction de nos emplois du temps : je suis intermittente et régulièrement sur scène ; Laurence a son travail de graphiste et de monteur par ailleurs.

Comment avez-vous sélectionné les témoignages pour ton film ?

C’est une question délicate : pourquoi privilégier tel témoignage ou tel intervenant plutôt que tel autre ? Ce sont des choix artistiques, d’auteur. J’aime beaucoup l’anecdote, dans le sens où c’est un rapport personnel au lieu, au passé, aux autres… Mais il y avait parfois du « moi, moi, moi… », ce qui nous a conduits à faire de larges coupes. J’ai 37 heures de rush, je peux faire dix autres films. Avec Laurence, nous avons l’idée d’une plate-forme doc, où chacun aurait sa pastille. Nous pourrions mettre tous ces témoignages… encore faut-il des moyens. Si une chaîne me dit « je prends », alors banco. C’est ce que j’espère des projections à venir au Saint-André-des-Arts.

Quel est votre désir, en montrant ce film à un public qui n’a pas connu la rue Blanche ? Partager une nostalgie ?

Peut-être. Mais je crois pour ma part que cette nostalgie-là est importante pour transmettre aux générations présentes et à venir qu’il y a quelque chose qui est en train de se passer, dans le monde du théâtre, et même de l’art. Ce n’est pas pour rien qu’au même moment, nous avons le documentaire de Daniel Cling sur la décentralisation théâtrale. Il ne s’agit pas de remuer le passé, mais de montrer en quoi cette époque est révolue. Nous sommes à l’ère d’internet, de l’anesthésie générale… De nombreux lieux sont en train de fermer, repris par des privés. La question est politique ! Une école un peu rétro, familiale comme l’était la rue Blanche n’existe plus. Ma manière de filmer elle-même est un peu nostalgique : le jeu avec les miroirs ainsi que la montée de la caméra dans l’escalier, c’est L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais. Il y a aussi l’idée du guide dans Stalker d’Andreï Tarkovski : c’est d’abord Yann Collette, puis ça change…

Pourquoi Rhapsodie dans le titre ?

Au début, le film devait s’appeler : « Au 21 rue Blanche ». Un vieux film un peu ringard d’une demi-heure s’appelait déjà ainsi. Un jour, Laurence Gaignaire me dit : « La façon dont on a monté le film, c’est une rhapsodie », en raison des enchaînements et des variations… C’est alors qu’il me propose « Blanche Rhapsodie ». J’ai tout de suite aimé !

Donc pas de lien entre cette rhapsodie et la création sonore, résolument contemporaine, un peu spéciale par endroits, du film ?

Oui, avec la musique, nous ne sommes plus du tout dans le souvenir ! Je ne désirais pas une musique narrative, mais une confrontation entre le contemporain et la façon de monter le film. C’est pourquoi, dans le teaser, j’ai opté pour Steve Reich. Mais s’est posée la question des droits… J’ai alors eu le désir de demander à Pierre Henry, encore vivant à l’époque, de composer la musique, mais faute de subventions… Les idées n’ont pas manqué, mais aucune n’a abouti. Nous nous sommes donc mis, Laurence et moi, à la créer. J’avais vu un film de Philippe Grandrieux qui avait choisi, pour la bande son, des bruits du tournage, d’ambiance, de lieux… Avec l’aide notamment d’Elton Rabineau, nous avons fait la même chose, ce qui fut également un bon moment.

Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER

Critique et photographies : « Plongée fascinante dans les ruines de la prestigieuse école de la rue Blanche »



Où voir le film ?

  • 14-26 mars à 13h : Saint-André-des-Arts à Paris (sauf les mardis)
  • 3 et 10 avril : Saint-André-des-Arts à Paris


Toutes les photographies de l’article – DR.





 

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