« La partition intérieure » – Réginald Gaillard met le souffle à l’épreuve de la vie, de la mort et de l’art

« La partition intérieure » – Réginald Gaillard met le souffle à l’épreuve de la vie, de la mort et de l’art
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Poète et fondateur de la revue Nunc, Réginald Gaillard vient de faire paraître son premier roman, La partition intérieure, aux éditions du Rocher. L’histoire d’un prêtre qui, en 2012, revient sur quarante années de sa vie, enfouies dans un petit village du Jura, Courlaoux. Deux rencontres marquent sa vie : Charlotte, l’âme simple, « la folle du village », et Jan, compositeur en attente de l’œuvre définitive. Tous trois mettent leur foi – leur souffle intime – à l’épreuve de la vie, mortelle et éternelle, de la mort et de l’art.

La partition intérieure, roman bernanosien ? On l’a écrit, rapidement, superficiellement. Certes, le narrateur est un prêtre et le contexte, une campagne. Et ? C’est tout. Là où l’auteur du magnifique Journal d’un curé de campagne et de l’abyssale pièce de théâtre Le dialogue des carmélites creuse la brûlante mystique, Réginald Gaillard déploie une partition intérieure tout en caresses poétiques.

Un roman poétique, entre désuétude et intemporalité

Réginald Gaillard écrit en poète, avec les limites qu’une telle sève stylistique suppose, dès lors qu’il s’agit de s’aventurer dans les contrées de la prose. Tantôt de longues phrases se perdent dans des explications superfétatoires, brisant parfois le rythme limpide et lumineux de ce (très) beau roman si maîtrisé ; tantôt l’auteur se laisse happer par la teneur poétique d’un instant propre à la vie campagnarde, au risque de diluer la force de son propos, la trame narrative. C’est que le roman joue sur deux intrigues, sans jamais trancher complètement : le récit d’une vie, à l’heure où son auteur s’apprête à rejoindre l’immense nuit, et les rencontres de ce dernier, annoncées en préambule comme un point d’effondrement et de reconstruction, avec Charlotte et Jan.

« Je fus, dans ce village du Revermont, le témoin privilégié de la vie de deux figures qui eurent ceci en commun de croire au miracle possible d’une langue à inventer, pour dire ce qui est, autour de nous, le visible comme l’invisible, ce qui était et qui vient, à la fois le même mais chaque fois renouvelé, l’extraordinaire et le geste le plus commun, le pur et l’impur, le laid comme le beau, l’effroyable mal et la gratitude de ce qui est bon, dans la simplicité la plus parfaite. » (extrait)

Si le primo romancier trouve dans le mystère de Charlotte un être à la hauteur de son émerveillement, de sa contemplation pourrait-on dire, il achoppe néanmoins sur la figure de Jan, trop rapidement esquissée, sinon par quelques très belles pages dans lesquelles le compositeur confie sa quête musicale. Si nous pouvons y voir un échec à donner consistance au personnage, il m’apparaît au contraire que cette esquisse de Jan fonde le mystère auquel le prêtre est confronté.

Espérance d’une embouchure au fleuve vital

Le père Jean, Charlotte et Jan sont, chacun à sa manière, des êtres de foi, avec un pied dans le visible, dans la parole, et un autre dans l’invisible, dans le silence. Une foi pétrie de dogmes et de mondanités, pour le croyant père Jean, jusqu’à l’effritement progressif de tout certitude sécurisante ; une foi sans attaches, pour la mystique Charlotte, que le baptême ne fait que reconnaître en un chapitre vertigineux ; une foi obsessionnelle, pour l’athée Jan, jetée tout entière dans l’impérieuse création artistique. À chacun sa charge, son fardeau, sa vocation : le premier s’adonne aux vivants, la seconde aux morts, le troisième au son impossible, « une voix à jamais éteinte de l’autre côté de la lumière ». Le cœur de la foi n’est jamais une certitude, mais la confiance, l’espérance d’une embouchure à son fleuve vital.

« Je chute depuis vingt ans dans l’abîme d’un son que je n’entends pas. Je me suis épuisé à le retrouver, mais il est si ténu, si frêle, qu’il ne me donne aujourd’hui plus rien de tangible, aucun matériau de travail à quoi m’accrocher lorsqu’il surgit dans mon esprit, comme la longue plainte d’un animal blessé à mort et dont cruellement l’agonie se prolonge. Le chant informe de cette plainte ne laisse prise à rien d’autre que lui-même et se dérobe à peine émis. Il est la mort à l’œuvre. Peut-être est-il le chant fascinant de la Lorelei. Et j’ai beau réduire ce fragment sonore, que j’esquisse au piano, ou au violon, il ne sort plus rien, rien d’audible à l’oreille humaine, rien qui exalte mon cœur. » (extrait)

Si Charlotte reste debout, jusque dans son embrasement final, qui n’est pas sans rappeler la mort de Léopold et l’illumination de Clotilde dans La femme pauvre de Léon Bloy, le père Jean et Jan vacillent en écho, jusque dans leurs prénoms, reflet d’une même quête. Il y a dans la mystique une assurance incompréhensible, comme appartenant aux ombres éternelles, tandis que tout croyant, quel que soit l’objet de sa foi, doit nécessairement traverser la blessure du doute avec, à terme, la libération ou la mort. C’est pourquoi Réginald Gaillard ne s’attarde pas sur les querelles philosophiques et théologiques entre le prêtre et l’athée ; elles sont inhérentes à nous-mêmes, à l’écriture de notre propre partition.

La création artistique et solitaire dans l’impasse ?

L’épreuve perce la carapace de tous ceux qui espèrent l’acte créateur, humain ou artistique, comme en écho aux paroles de Paul de Tarse : La création tout entière gémit dans les douleurs de l’enfantement (Rm 8,22). Il n’y a pas de création véritable sans un labeur acharné, qu’il soit le fruit de l’enthousiasme ou de l’affliction. La partition intérieure est à ce prix ; elle s’écrit dans une méconnaissance de sa portée réelle, de ses fruits, de son efficacité. Quel est le sens de l’existence de Charlotte ? Quelle est la fécondité de ce prêtre parisien parachuté sur cette terre retirée ? Pourquoi vouloir renouveler l’art jusqu’à la fureur sans illumination ?

« La musique était au centre de nos vies, nous ne vivions que pour elle, le reste n’existait pas. Elle devint la matière de nos échanges, même si nos formations étaient radicalement différentes. Pour elle, je l’ai dit, le chant – qui me fascinait, la voix humaine me restant aujourd’hui encore un mystère ; pour ma part, le piano, et le violon […]. Nous n’étions cependant pas si différents : le socle était le même, une chair tout entière portée par le son, le rythme, la mélodie, et ce même si les périodes musicales qui correspondaient à nos goûts étaient fort éloignés. […] Nous ne parlions que de musique, avec ferveur, et peut-être aussi la puérilité qui caractérise les jeunes créateurs sûrs d’eux-mêmes, car conscients que l’avenir leur appartient. Et, en effet, il n’appartenait qu’à nous de faire en sorte que notre avenir fût un temps de création. » (extrait)

Réginald Gaillard intaille subtilement ces questionnements dans les silences, y compris celui – terrible et insondable – de Dieu. En une prose agréable, il étreint le mystère de ces êtres qui, en traversant l’abîme de la mort (Dies irae), permettent le bourgeonnement, la feuillaison. Le romancier s’inscrit dans une tradition ancestrale, qui traverse les temps et les lieux, de la sagesse immémoriale – Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit (Jn 12,24) – à la tradition poétique récente : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (Charles Baudelaire). L’impasse de toute création artistique et solitaire, enfouie dans la terre des morts, peut enfin jaillir parmi les vivants.

Pierre GELIN-MONASTIER

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Réginald GAILLARD, La partition intérieure, éditions du Rocher, 2017, 256 p., 18,50 €.

 



Photo de Une – Couverture de l’ouvrage paru aux éditions du Rocher



 

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