“La Règle du jeu” : les comédiens du Français au sommet d’une pièce inaboutie

“La Règle du jeu” : les comédiens du Français au sommet d’une pièce inaboutie
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Après Les Damnés d’Ivo van Hove, la réalisatrice et metteuse en scène Christiane Jahaty met en scène La Règle du jeu, chef d’œuvre de Jean Renoir. À l’image de son illustre prédécesseur, il est à présumer que l’accueil d’une proposition artistique aussi hybride ne sera pas du goût de tous. Notre conseil : revoir le film du réalisateur français, avant d’aller à la Comédie-Française. Les clins d’œil y sont nombreux et certaines transformations, subtiles…

Le chef d’œuvre de Jean Renoir, La Règle du jeu, né du théâtre, retourne au théâtre. La Comédie-Française avait créé Les Caprices de Marianne, dont le scénario du film s’inspire dans sa trame narrative, pour revenir à la Comédie-Française : le scénario est repris et actualisé par Christiane Jahaty, metteuse en scène et réalisatrice brésilienne. Entre ces allers-retours, cent cinquante ans ont passé…

Si le rôle du critique ne consiste pas d’abord à dire qu’il a aimé ou non une proposition artistique, un tel constat résonne avec plus de justesse pour ce qui concerne celle de Christiane Jahaty à la Comédie-Française. Sa Règle du jeu n’est pas près de faire l’unanimité, tant elle présente de grandes lignes de forces et d’impressionnantes faiblesses. Sans parler du traditionnel débat autour de la mission de l’institution elle-même…

Du rapport cinéma/théâtre

D’emblée, un écran de cinéma aux dimensions du rideau nous donne à voir un film, d’une durée de 26mn tout de même, sur l’entrée des comédiens dans la Comédie-Française, pour la grande fête donnée par le marquis Robert de la Cheyniest (Jérémy Lopez). Plus « humble » que Jean Renoir, Éric Ruf n’accapare pas le rôle d’Octave, mais se contente d’un caméo proprement hitchcockien, en conducteur d’automobile d’époque. Un film trop long ? Les spectateurs ne manqueront pas d’être divisés ; techniquement, seul le son n’est pas au rendez-vous.

Pour le reste, la réécriture du scénario de Jean Renoir est finement réalisée. D’où l’importance de revoir le film avant d’aller voir la pièce, car les dialogues théâtraux s’ancrent résolument dans ceux cinématographiques ; ils sont en très grande partie repris au film, mais agencés autrement, entremêlés, tantôt fondus, tantôt distingués. L’amour de Christiane Jahaty pour l’œuvre originale se lit dans cette adaptation particulière.

D’aucuns ne manqueront pas de se plaindre que le théâtre ne semble plus se suffire à lui-même pour intégrer à ce point la vidéo… Dans un autre contexte, je leur donnerais raison, tant la technique audiovisuelle est souvent mal employée, comme une redite de ce que le corps devrait pouvoir exprimer par lui-même ; rares sont les pièces qui en usent avec brio. Toutefois, dans le cas présent, l’influence est directe : ce serait comme reprocher à Jean Renoir d’avoir théâtralisé au maximum son film – certaines scènes empruntent au vaudeville, des mimiques sont reprises à la commedia dell’arte… – sous prétexte que le cinéma ne se suffirait pas.

Mais il est certain que le théâtre appelle une exigence renforcée de l’interpénétration du théâtre et du cinéma. Plutôt qu’un film brut, nous aurions apprécié que Christiane Jahaty tente un exercice qu’elle réalise avec talent dans la majeure partie du spectacle : tandis que les comédiens évoluent sur scène, la caméra filme des recoins invisibles où se déroulent les apartés – principalement amoureux. Caméra voyeuriste, qui distingue en un seul et même temps – essentiellement celui du théâtre – deux types de représentation.

L’actualisation ? Un vernis superfétatoire

Cette absence d’exigence portée à son terme se ressent dans les choix de mise en scène. Un long développement serait nécessaire pour analyser cet échec à l’aboutissement qui transparaît dans bien des aspects du spectacle.

L’interprétation du public, devenu participant de la soirée organisée par le marquis, n’est pas sans lieu commun. On ne peut s’empêcher de penser que la Comédie-Française joue à se lâcher. Toutefois, ce cliché s’explique aisément par le fait que le public du lieu n’y est guère habitué et qu’il faut le prendre là où il en est. Admettons.

Ce manque de profondeur est plus gênant lorsqu’il concerne le toilettage du scénario : André Jurieux (Laurent Lafitte) n’est plus aviateur, mais un sauveur de migrants ; Christine de la Cheyniest troque son origine autrichienne pour celle marocaine (Suliane Brahim, dont le père est marocain) ; la passion de Robert de la Cheyniest ne se porte plus sur les automates musicaux, mais la technologie vidéo – qui explique du même coup les différentes interventions de la caméra au fil de la pièce ; Édouard Schumacher se transforme en vigile noir (Bakary Sangaré), tandis que Marceau endosse le rôle du margoulin trafiquant dans la rue avec les SDF (Éric Génovèse).

Cette actualisation pourrait être pertinente si Christiane Jahaty l’exploitait réellement, au lieu de l’apposer comme un vernis superfétatoire, sans en tirer la moindre conséquence – ni politique, ni théâtrale. A quoi sert de moderniser une pièce si c’est pour dénoncer in fine une même société passée, celle de l’époque de Jean Renoir ? Il aurait fallu actualiser jusqu’au bout, pour pointer du doigt théâtral les dérives de notre propre époque. Au lieu de quoi, la metteuse en scène énonce et passe à autre chose.

Un jeu inabouti sur la confusion des temps et des genres

La proposition artistique oscille constamment entre différentes eaux, jusqu’à perdre sa force propre. Des allusions sont faites aux précédentes créations de la Comédie-Française : le couple formé par Jérémy Lopez et Suliane Brahim était celui du mitigé Roméo et Juliette, mis en scène par Éric Ruf ; la prestation de Serge Bagdassarian fait écho à L’Interlope (cabaret) qu’il avait mis en scène l’an dernier. Apparemment, nous sommes bien en 2016.

Mais alors, pourquoi ces voitures des années 1940-1950 ? Pourquoi chanter « Non Ho L’Età » de Gigliola Cinquetti (1964), « For me formidable » de Charles Aznavour (1963) ou « Les Paroles » de Dalida (1972) ? Pourquoi ces costumes et décors inspirés de quelque quarante spectacles de la Comédie-Française, de Cyrano de Bergerac en 1964 à Rhapsodies en 2016 ? Pourquoi cette technologie si contemporaine ?

Christiane Jahaty parle de célébrer la mémoire de l’institution, et c’est pourquoi elle montre les coulisses de la Comédie-Française dans le film introducteur. Soit. C’est bien là le plus grand point faible de son spectacle : elle n’a pas tranché entre la mémoire à célébrer et la préservation de la puissance dénonciatrice si contemporaine développée par Jean Renoir dans son chef d’œuvre.

Car à vouloir exploser les règles du jeu, il faut porter la logique jusqu’à son terme : la finalité, pour Jean Renoir, est de montrer la décadence d’une société aristocratique et bourgeoise. Cette société devient, pour Christiane Jahaty, la Comédie-Française elle-même…

Des comédiens au sommet !

Si les éléments de mise en scène ne brillent pas par leur originalité, l’ensemble s’emboîte correctement grâce à la performance exceptionnelle des comédiens. Il est rare d’avoir devant soi une si large distribution d’une telle qualité. La Comédie-Française reste… la Comédie-Française. Si j’ai pu la critiquer sur tel ou tel point à bien des reprises, autant dans Les Damnés mis en scène par Ivo van Hove que dans l’inégal Petit-Maître corrigé mis en scène par Clément Hervieu-Léger, il y a peu à reprocher aux comédiens de La Règle du jeu.

À l’exception d’Éric Génovèse, pourtant si bon dans Les Damnés mais inexistant dans le rôle de Marceau (surtout si l’on compare avec le film), tous sont au sommet de leur art : la délicieuse Suliane Brahim compose à la perfection la palette des nombreuses émotions qui la traversent. Son duo avec la remarquable Elsa Lepoivre – dans le rôle de l’amante Geneviève – est ce qui permet à l’intensité dramatique de monter progressivement en puissance, dans un contraste assumé avec un inégalable Serge Bagdassarian, dont chaque mouvement et parole provoque une vague de rire. Le comédien interprète Dick, personnage inexistant dans le film : il apporte une touche théâtrale afin de bien manifester que nous avons quitté la sphère cinématographique pour celle scénique, propre au spectacle vivant.

Laurent Laffite est un bel et honnête André Jurieux, tandis que Jérémy Lopez, si décevant dans Roméo et Juliette l’an dernier, incarne un admirable Robert, tantôt nerveux, tantôt jouisseur. Le rôle le plus difficile de La Règle du jeu, sauf à en faire un ami caricaturalement conciliant, tel Pierre Arditi dans Art de Yasmina Reza, est sans conteste celui d’Octave. Comment jouer l’apparente fadeur, la passivité chronique ? Là où Jean Renoir me semble échouer comme acteur, Jérôme Pouly en impose : le comique aussi bien que la tristesse sont abordés en une inflexion de voix, sans exagération. Saluons enfin les jolies performances de Julie Sicard (Lisette), Pauline Clément (Jacqueline) et de Bakary Sangaré (Édouard Schumacher), ainsi que du pianiste Marcus Borja.

Pierre GELIN-MONASTIER



DISTRIBUTION

Mise en scène : Christiane Jahaty

Scénario et dialogue originaux : Jean Renoir, avec la collaboration de Carl Koch

Avec, sur scène :

  • Eric Génovèse : Marceau
  • Jérôme Pouly : Octave
  • Elsa Lepoivre : Geneviève
  • Julie Sicard : Lisette
  • Serge Bagdassarian : Dick
  • Bakary Sangaré : Édouard Schumacher
  • Suliane Brahim : Christine
  • Jérémy Lopez : Robert
  • Laurent Lafitte : André Jurieux
  • Pauline Clément : Jacqueline

Piano : Marcus Borja.

Et dans la partie filmée :

  • Cécile Brune : Charlotte
  • Alain Lenglet : Saint-Aubin
  • Laurent Natrella : Corneille, chef cuisinier
  • Gilles David : La Bruyère
  • Danièle Lebrun : Mme de La Bruyère
  • Didier Sandre : le Général.
  • Sylvia Bergé : commis de cuisine
  • Divers invités : Christian Gonon, Nicolas Lormeau, Jennifer Decker, Elliot Jenicot, Benjamin Lavernhe, Claire de La Rüe du Can, Rebecca Marder, Dominique Blanc et Julien Frison.

Comédiens de l’Académie (domestique, invitée, lapin) : Marina Cappe, Tristan Cottin, Ji Su Jeong, Amaranta Kun, Pierre Ostoya Magnin et Axel Mandro.

Directeur de la photographie, cadreur : Paulo Camacho

Scénographes du spectacle : Marcelo Lipiani et Christiane Jatahy

Collaborateur artistique : Henrique Mariano

Costumière : Pascale Paume

Créatrice lumières du spectacle : Marie-Christine Soma

Concepteur du système vidéo : Júlio Parente

Première assistante réalisatrice : Juliette Crété

Deuxième assistant réalisateur, assistant à la mise en scène : Marcus Borja

Chef opérateur du son : David Rit

Chef monteuse : Julie Delord

Monteur son : Olivier Walczak

Mixeur son : Matthieu Cochin

Étalonneur : Olivier Cohen

Première assistante opérateur : Marie Deshayes

Assistant opérateur du son : Arnaud Trochu

Assistants monteurs : Charles Blengino et Caroline Bevalot

Maquilleuse : Claire Cohen

Électricien du film : Julien Bouvier

Graphiste générique du film : Nicolas Meunier

Conseiller à la production du film : Yvonnick Le Fustec

Conseiller technique du film : Gérard Lafont

Crédits de toutes les photographies de l’article : Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française



DOSSIER TECHNIQUE

Informations techniques



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Tournée :

  • 4 février au 15 juin 2017 : Comédie-Française, salle Richelieu (6 à 42 €)



 

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