Le programmateur culturel sert-il vraiment (à) quelque chose ?

Le programmateur culturel sert-il vraiment (à) quelque chose ?
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Catherine Dutheil-Pessin, sociologue de la culture, professeure à l’université de Grenoble, et François Ribac, compositeur et sociologue, maître de conférences à l’université de Bourgogne-Franche-Comté, publient aux éditions La Dispute La Fabrique de la Programmation Culturelle. Le livre est né au terme d’une étude menée auprès d’un panel de programmateurs issus d’institutions culturelles reconnues ainsi que de lieux plus petits, mais à la non moindre influence.

Mise à jour : avril 2019

Comme le notent les auteurs au début de l’ouvrage, cette enquête comble un vide, celui d’une analyse du spectacle vivant pour les chercheurs et les professionnels, forcés de se tourner vers le ministère de la culture lui-même.

Une responsabilité artistique remise essentiellement aux programmateurs

Ressource utile et jusque-là manquant à une analyse sociologique pertinente de la programmation culturelle française, l’étude conduite par Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac a le mérite d’aller dans le détail. En interrogeant et en accompagnant dans leurs pratiques trois générations de programmateurs culturels, les auteurs font émerger une somme importante de données et un regard global qui semble réaliste sur ce corps social. Parfois même, la description de certaines pratiques s’avère trop détaillée pour les questions qu’elles soulèvent (fallait-il autant de pages pour commenter le moindre tableau organisationnel ?).

Les conclusions que l’on peut tirer de l’étude sont néanmoins riches d’enseignements, dont le premier, à la charge du lecteur, pourrait s’avérer celui-ci : combien la responsabilité du paysage culturel français et des politiques culturelles elles-mêmes reposent sur les programmateurs et l’exercice de leur profession !

Un figement politique lié aux années Lang

Les auteurs commencent par observer que leurs sujets se divisent en trois groupes générationnels : les pionniers, les bâtisseurs et les professionnels intégrés. Manque malheureusement, au début de l’étude, un questionnement qui nous semble émerger naturellement d’un état de fait commun aux trois groupes : le lien qui les lie est politique tout autant que social, même si chaque génération se montre éclectique dans ses goûts et ses trajectoires.

Le constat est fait que les différentes générations de programmateurs sont héritières d’une certaine vision de la culture, d’une histoire commune et relativement homogène dans sa filiation politique, dont le point culminant semble se trouver dans les années Jack Lang. Si les auteurs passent rapidement sur ce point, il s’agit pourtant là d’une donnée non négligeable et relativement attristante, puisqu’elle confirme que la vocation de programmateur (osons le dire, d’acteur culturel en général) reste très liée à un certain entre-soi social voire politique, ou en est issu.

Alors que les politiques publiques de la culture auraient dû permettre à l’ensemble de la population de s’intégrer au milieu culturel professionnel, reflétant toute la diversité des identités culturelles des citoyens, on s’aperçoit que c’est plutôt l’inverse qui s’est produit, avec des politiques publiques et des institutions désormais dirigées par une communauté d’acteurs culturels provenant d’une classe moyenne marquée à gauche et plutôt homogène.

En dehors de cette homogénéité de « sensibilité », les profils sont divers et les chemins qui mènent à la profession peuvent s’avérer chaotiques. Des défricheurs des années 70, baignés dans une atmosphère « Do it yourself », proches du milieu de l’éducation populaire et des MJC, aux professionnels intégrés des années 90, durant lesquelles sont apparues des filières universitaires spécifiques à ce secteur, le plus petit dénominateur commun pourrait être l’importance du circuit associatif. Les expériences de programmation, d’expérimentation préprofessionnelles font en effet souvent office de déclencheur de vocation.

Différences structurelles

Au-delà des différences de profils, le livre soulève à plusieurs endroits les conflits nés de l’opposition entre structures nationales et lieux plus petits. Une forme de « lutte des classes » cristallisée à Avignon par exemple, mais qui semble essentiellement liée à une différence d’échelle, à un cloisonnement des réseaux, plutôt qu’à une vision différente de l’enjeu culturel (même si les petits condamnent le « business » des gros, le vocabulaire politique reste le même).

Pour ce qui est de l’analyse des pratiques, de la programmation en elle-même à la discussion entre professionnels de la qualité des spectacles vus, en passant par l’importance des réseaux, formels et informels, l’étude regorge de témoignages bien choisis et permettant une immersion dans le milieu exhaustive. On vous laisse apprécier cette richesse descriptive qui pourrait bien faire naître d’autres vocations !

Le programmateur : expert ou éclaireur ?

La question de la valeur des choix de programmation est parcourue de manière intéressante à travers l’enquête. Dans le chapitre portant sur les espaces de travail, les auteurs notent la différence de fonctionnement marquée entre les structures au fonctionnement collégial – associations et lieux amateurs – et les institutions où le programmateur – souvent directeur du lieu – est seul maître à bord. Ils concluent en une formule ramassée : « Plus l’on dispose de moyens importants, moins l’on discute avec les autres ». Où la palabre, la négociation d’une vérité commune, est abandonnée à une supposée expertise par essence et explicitée seulement à posteriori, sur la plaquette de saison du lieu culturel…

Cet enjeu surgit aussi quand on demande aux programmateurs de décrire leur métier : tous se retrouvent dans l’idée de servir l’intérêt public des citoyens et non dans une vision plus mercantile de la culture. Pourtant, tous admettent que leurs choix s’orientent avant tout en fonction de leurs plaisirs et désirs personnels. Aucun ne met en avant une quelconque professionnalisation de leur regard ou de leur méthode de travail, en rapport avec une culture partagée, diverse, controversée ou source de lien social. Si ces termes sont employés par les programmateurs lorsqu’il est question de leur conception de la culture en général, ils disparaissent brusquement quand vient l’heure du choix : ils ne mettent en exergue qu’une notion qualitative intrinsèquement subjective.

C’est un débat qui n’est malheureusement pas soulevé : est-on un bon programmateur parce qu’on a de « bons goûts » ou a-t-on de « bons goûts » parce qu’on est programmateur ? En tant qu’acteur d’une politique culturelle, y compris alternative, le programmateur a-t-il une responsabilité envers « son » public, qui devrait le pousser à dépasser ses propres préférences et à poser des enjeux plus larges pour ses choix de programmation (enjeux sociaux, politiques, économiques, artistiques, culturels…) ?

Le programmateur est ici perçu comme un expert de la valeur commune, en raison de son métier, plutôt que comme un éclaireur au service de la vie culturelle publique. Cette impression est renforcée, quelques chapitres plus loin, dans une analyse pertinente, bien que soulevant peu de questions, de la définition du programmateur à travers la maîtrise d’un langage, d’un vocabulaire particulier. Par comparaison bien sûr, ou par opposition, il paraît évident que leurs compétences sont valorisées face à tous les élus adjoints à la culture dont le seul leitmotiv semble se résumer à : « Faites du grand public ! ».

Quelle différence y a-t-il entre le bon et le mauvais programmateur ?

Mais la question de la valeur de leur propre choix échappe à un débat intra ou extra professionnel – ou plutôt ne semble se positionner que sur la légitimité du goût et les compétences techniques des uns et des autres. Difficile de ne pas le déplorer à l’heure des droits culturels, quel qu’en soit le résultat concret !

Plus encore, nombre de programmateurs sont recrutés sur la base du « projet » qu’ils portent, dans un croisement projeté par la structure entre la singularité de la personne et « l’universalité des objectifs de l’action publique ». Mais sur quels critères ?

Plus grave, l’éventualité même d’un retour des usagers, du public, est considérée comme un « danger » par nombre d’entre eux ! Le parallèle qu’établissent les auteurs avec les paradoxes institutionnels de la Ve république est bien senti – parallèle poursuivi avec une analyse du problème posé par l’extra-territorialité des spectacles comme critère qualitatif dans la programmation d’aujourd’hui : au sein de la République, le local est nié, et l’universel ne peut venir que du hors-sol.

Cette question de l’expertise, innée ou acquise, se retrouve pourtant à l’endroit de la résolution des problèmes auxquels sont confrontés les programmateurs : on accepte volontiers, comme hommage aux professionnels, la description infernale des enjeux auxquels sont soumis ces véritables équilibristes ; on perd la tête à s’imaginer composer entre pressions politiques, exigences du public, moyens financiers réduits et subventions raréfiées, contraintes juridiques, techniques, matérielles… C’est à cet endroit que l’expertise est prégnante, et digne d’admiration.

Le rôle du programmateur, ancré dans la notion de territoire, semble avant tout de défendre « sa » vision artistique grâce à une « technicité » professionnelle qui lui permet de transformer ces contraintes en « modes opérationnels ». La métaphore proposée du Rubik’s Cube semble particulièrement bien choisie…

« Humanitude » et droits culturels

En conclusion, on ne peut qu’aller dans le sens de Catherine Dutheil-Pessin et François Ribac lorsqu’ils diagnostiquent ce manque de considération précédemment décrit pour « l’expertise profane » et le dialogue social sur le plan des valeurs. Il est dommage de ne choisir comme alternative que le mot de Jacques Testard, « humanitude », et de ne pas faire appel aux droits culturels, bien inscrits dans la loi française.

Mais les prescriptions sont les mêmes : démocratie participative, palabre et expertise interactionnelle sont probablement les remèdes aux maux du médecin-programmateur, sans que cela remette en question sa légitimité ou sa nécessité au sein du paysage culturel.

Dans un très beau passage, à la fin de l’étude, intitulé « la qualité esthétique est-elle subversive », on trouve cet extrait qu’on aimerait voir devenir la devise des acteurs culturels : « La médiation n’est pas le processus par lequel on forme des apprentis à la culture, mais c’est la culture qui est la médiation par laquelle les êtres s’expriment et rentre en contact ». N’en déplaise à Gilles Deleuze.

Maël LUCAS

Catherine DUTHEIL-PESSIN et François RIBAC, La Fabrique de la programmation culturelle, La Dispute, 2017, 240 p., 23 €



Photographie de Une – Public du théâtre Orpheum à Los Angeles (crédits Larry Underhill)



 

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5 commentaires

  1. Ce n’est pas juste une petite phrase, c’est toute l’idée (avec laquelle vous semblez être d’accord) selon laquelle l’art est définissable par essence en autre chose que de l’information ou de la médiation et qu’on peut lui apposer une valeur morale (en l’occurrence la résistance à un ordre quelconque). C’est donc bien en opposition avec l’idée que la culture (et l’expression artistique) ne tient comme rôle que celui de médiateur entre les personnes.

  2. Merci pour cet article. Par contre, je ne vois pas vraiment le rapport avec Gilles Deleuze à la fin. Même si dans le petit extrait du Monde Diplo il y a peut-être une phrase qui justifie cette confrontation, le reste du texte et – surtout! – le reste de son oeuvre n’est pas en opposition avec la phrase citée dans votre conclusion… Deleuze ne dit justement pas qu’on va au cinéma ou au théâtre pour apprendre à aller au cinéma ou au théâtre, mais justement pour résister, et la résistance ne se fait pas seul…

  3. Et si l’on répartissait les moyens de la culture aux gens eux même ?
    Plutôt que de centraliser et de financer par millions des structures lourdes avec leurs employés à temps plein, si l’on poussait le tout à chacun à s’organiser et multiplier par dix les lieux et les événements ?

    Ne serait ce pas cela une vraie politique culturelle sociale et créative ?

  4. La matière pour un tome 2 ? Hehe…

  5. Les années 80 ont d’autant plus été charnière dans les fonctions (le métier?) de programmateur qu’elle correspondent à des changements majeurs. Pour les noter sommairement:
    – absorption de l’éducation populaire dans le ministère de la culture, par une nouvelle Direction: la DDC, Direction du Développement Culturel (les historiens de la culture ignorent délibérément cette époque charnière essentielle).
    – disparition de l’ATAC au profit de l’ANFIAC: succède à une modèle historique de formation/sélection de responsables culturels, donc de programmateurs, un autre modèle qui va faire « école » jusqu’aux années 2000 et marque une mutation.
    – mise en oeuvre de la décentralisation administrative, dès 82, qui démultiplie les tutelles territoriales et, donc, les employeurs, de directeurs/programmateurs
    – du coup, changement de logique des formations et des recrutements de ces directeurs/programmateurs dont les conséquences tournent à plein aujourd’hui.
    – passage de la formation/recrutement de directeurs « artistiques » à des « directeurs/programmateur gestionnaires et manageurs.
    etc.
    Il faudrait entrer dans le détail historique des changements d’enjeux, de contextes, etc…pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et…vers où on va dans la responsabillté de programmation….
    Mais, bon, ce ne peut être ici.

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