« Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face » de Jean Cagnard : un voyage en toxicomanie, au pays du manque

« Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face » de Jean Cagnard : un voyage en toxicomanie, au pays du manque
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Romancier, nouvelliste, poète et auteur d’une quinzaine de pièces de théâtre, Jean Cagnard, fondateur de la compagnie 1057 Roses, mène son lecteur jusque dans la voix et le cerveau d’un toxicomane séjournant, plus exactement résidant, dans un centre thérapeutique dit aussi de désintoxication. La pièce est faite des monologues de ce résident mais aussi, heureusement, de paraboles du dialogue entre celui-ci et l’éducateur, qui représente à lui seul le monde normal, sain, « clean », le monde de l’autre côté du trottoir.

Si elle s’égare parfois, et égare avec elle le lecteur, dans la cérébralité du toxicomane et l’idéalisation de la toxicomanie, Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face comporte des scènes drôles et poignantes qui, à elles seules, disent la détresse du résident, sa quête de la seule chose nécessaire, qui, à elles seules, la font aimer.

 Intelligibilité en question

Le cadre dramaturgique est sobre : un résident d’un centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (centre dans lequel l’auteur s’est rendu durant plusieurs mois) discourt seul et s’entretient avec un éducateur de ce centre.

L’un comme l’autre sont des êtres « génériques », représentant toutes les personnes de leur catégorie. On note cependant ici une incohérence : comment ce résident peut-il être, indifféremment, un homme ou une femme quand on lui fait dire, presque à la fin de la pièce, que son ventre est réservé à ses enfants, que son ventre n’est pas pour sa mère mais pour ses enfants ? Nous voyons plutôt dans ces paroles les paroles d’une femme, d’autant que la relation avec la mère semble être l’une des causes lointaines de la toxicomanie, l’auteur faisant dire au résident (à la résidente) qu’il se « shoote » pour que le produit passe dans l’âme de sa mère et la console de ses maux.

Et l’on peut ici regretter, plus généralement, que le rapport avec la mère et avec les parents ne soit pas décrit de façon plus simple et plus intelligible pour le lecteur. Car si l’on comprend au début de la pièce que le résident a été abusé par son père, on ne trouve plus ensuite trace de cet événement dans les paroles du résident, même dans la parabole de l’enfant écrasé par ses parents.

On peine surtout, au début de la pièce, au moment de pénétrer dans le cerveau et la voix du résident, à suivre et comprendre le long monologue inaugural. Celui-ci pèche, nous semble-t-il, par une cérébralité excessive, par des images et des métaphores peu compréhensibles (« la mort est une poupée Barbie et je lui peigne les cheveux » ; « Ma personnalité n’est jamais chez moi… Alors je la fais cocue, naturellement, avec le vent, qui est mon amant et ma fumée »), enfin par des vulgarités obscures et inutiles (« Mon père a fait du fromage avec le lait de ma mère et ça m’a coupé le kiki… Depuis tout petit… tremper le doigt dans mon caca et le sucer m’envoyait déjà en l’air »).

Ces grands voyageurs du vide…

On peine aussi à suivre l’auteur dans ses tentatives d’idéalisation (d’intellectualisation et surtout de valorisation) de la toxicomanie : il est dit que les toxicomanes sont des « visionnaires », qu’ils sont des « métaphores », qu’ils sont des « héros », des guerriers modernes. Mais en quoi, pourquoi ? Le lecteur se demande bien en quoi consiste cet héroïsme, et ce pouvoir de révélation. Non qu’il ne partage pas ce point de vue mais il aurait souhaité qu’il fût davantage explicité.

Dans son livre Les naufragés, paru en 2001 (Plon, Terre humaine), l’ethnologue et psychanalyste Patrick Declerck, après avoir passé de nombreuses années aux côtés des clochards de Paris, écrivait à leur sujet : « Ils vivent mal, ô combien. Ils traversent la vie en titubant, en claudiquant, à cloche-pied, à genoux, en rampant. Mais ils la traversent tout de même… Vaisseaux fantômes et mystérieux. Personne à la barre. Grands voyageurs du vide, ils errent loin des pesantes réalités du monde. Funambules pitoyables. Mais glorieux, parce que sans retour ».

Ce que pense Jean Cagnard des toxicomanes n’est probablement pas très éloigné de ce que pense Patrick Declercq des clochards : les premiers comme les seconds révèlent, par leur détresse, leur manque abyssal, l’incomplétude foncière de l’homme jeté dans le monde, le mensonge des consolations et des solutions (travail, insertion) que celui-ci (le monde) propose, l’illusion des soins qu’il prétend apporter à ceux qui vivent dans ses périphéries et ses soutes.

Dérision et distance

La pièce de Jean Cagnard, publiée aux éditions Espaces 34, a le grand mérite d’offrir des scènes drôles et poignantes : on retiendra en particulier la scène de la cigarette, dans laquelle le résident exige de l’éducateur, qui lui demande donc une cigarette, la présentation d’une demande écrite et motivée. En peu de mots sont tournés en dérision le formalisme et l’absurdité du traitement administratif des toxicomanes.

La pièce offre également deux récits qui sont en réalité deux paraboles, la parabole de l’enfant écrasé (littéralement) par ses parents et celle de l’homme qui, n’étant jamais sur le « bon bord » de la rivière, finit par s’y noyer. Est ainsi dite, de façon convaincante et émouvante, la distance qui toujours sépare de la réalité, de l’autre, de l’amour. Est mise ainsi en image, en écho au titre de la pièce, la situation du toxicomane : « Quand tu es seul sur un trottoir et que toute la ville est sur le trottoir d’en face, c’est que tu es devenu toxicomane ». Le Beckett des Nouvelles et Textes pour rien (on songe à « L’expulsé » et au « Calmant ») n’est pas loin.

Lorsque l’on n’a plus que manque…

Car, finalement, se pose la question de savoir ce que l’on doit faire lorsque l’on s’est trompé de substance, de nourriture, lorsque l’on a cru trouver la vie plus intense (celle dans laquelle, dit le résident, « Dieu est maintenant ton meilleur ami ») dans ce qui, en réalité, mène vite à la mort, lorsque l’on a cru pouvoir consommer avec profit ce qui immanquablement détruit.

Comment (re-)devenir entier lorsque l’on n’a plus que manque, lorsque l’on n’est plus que manque ? Et que propose la Société pour combler ce manque ?

On aperçoit alors toute la portée de la pièce, toute la pertinence de son sujet : la vie du résident, la vie de cet être « en manque », a bien une valeur morale et sociale : incarnant le manque, elle dit tout à la fois le vide d’une société où le soin est une technique, le vide d’une société sans amour.

À tout cela, la pièce de Jean Cagnard nous semble apporter une réponse lorsque le résident dit à l’éducateur (et, nous semble-t-il, à l’auteur, au lecteur, au monde) : « Il y a quelque chose que tu peux faire. C’est prendre ma place. Il n’y a rien d’autre qui me soulagera. Comme ça mon père abusera de toi à l’âge de six ans et tu comprendras ».

Ne s’agit-il pas, toujours, de trouver quelqu’un qui soit à nos côtés tous les jours de notre vie, de manière si intime qu’il semble la vivre à notre place ?

Frédéric DIEU

Jean Cagnard, Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face, éditions Espaces 34, 2017, 54 p., 12,80 €.



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