18 janvier 1872 : une blessure d’Offenbach

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Au lendemain de la guerre franco-prussienne, l’Opéra-Comique commande une adaptation de Fantasio à Jacques Offenbach. Le compositeur écrit une partition parcourue par une certaine gravité mélancolique et nostalgique. Un travail d’orfèvre hélas hué par la société française. Pourquoi ? Parce qu’Offenbach est Allemand et Juif. Double tare à l’époque.

Lorsque Jacques Offenbach entreprend d’adapter Fantasio, la pièce publiée par Alfred de Musset dans La Revue des Deux-Mondes presque quarante ans auparavant, il a retrouvé une fragile faveur auprès du public parisien, lui qui avait souffert et souffre alors encore beaucoup du soupçon lié à son Allemagne natale au moment de la terrible guerre franco-prussienne de 1870. Soupçon qu’un antisémitisme virulent et ouvertement assumé par de nombreux commentateurs – confrères, journalistes et autres – ne fait que renforcer. Or, Offenbach voudrait reconquérir l’Opéra-Comique, où il n’est venu que trois fois auparavant, pour Le Papillon (1860), Robinson Crusoé (1867) et Vert-Vert (1869). Or, c’est par ce Fantasio que l’Opéra-Comique doit reprendre son activité, après les affres de la guerre, voici tout juste cent cinquante ans.

Pour adapter la pièce de Musset, Offenbach s’appuie sur une première révision opérée par le frère du dramaturge en 1866 et s’adresse à ce dernier pour réaliser le livret de l’Opéra-Comique, ce qu’il fera avec Nuitter et Du Locle (l’un des librettistes du Don Carlos de Verdi et par ailleurs co-directeur de l’Opéra-Comique).

L’histoire de Fantasio débute sur des réjouissances liées à la venue au palais du prince de Mantoue, venu épouser Elsbeth, fille du roi de Bavière. Celle-ci pleure la mort de son bouffon, Saint-Jean, et écoute avec mélancolie la romance triste de l’étudiant Fantasio (rôle travesti, confié à la mezzosoprano Galli-Marié, future première Carmen dans les mêmes lieux mais qui avait également chanté dans Robinson Crusoé), qui, ne sachant trop quoi faire de sa vie, décide de remplacer l’infortuné bouffon à la Cour en se déguisant un peu. Le prince de Mantoue a lui aussi l’idée de se travestir pour observer sa fiancée en secret. Il échange ses vêtements avec son aide de camp Marinoni. Fantasio, qui n’est pas dupe et qui en pince pour Elsbeth, lui révèle la supercherie et tout le monde se scandalise : le mariage prend déjà l’eau… mais on enferme ce vilain Cassandre qu’est Fantasio. Dans sa prison, Fantasio apprend de la bouche d’Elsbeth que le mariage aura quand même lieu pour éviter une guerre inutile. Fantasio redevient l’étudiant qui chantait la romance du début et, le reconnaissant, Elsbeth comprend qu’elle l’aime. Elle réussit à le libérer et Fantasio se fait proclamer roi des fous, tandis que la guerre, devenue vraiment inévitable, éclate. Fantasio provoque le prince de Mantoue en duel (on ne sait ce qu’il fait toujours là) et ce dernier préfère se carapater courageusement, laissant la voie presque libre à Fantasio… À ceci près qu’il n’est pas question qu’Elsbeth épouse un vil étudiant ! Qu’à cela ne tienne, le roi de Bavière fait Fantasio prince et tout est bien qui finit bien…

Inutile de dire qu’on est très loin de la pièce originale, mais bien davantage dans l’opéra comique.

Une fois le livret écrit et la partition – l’une des plus raffinées de toute l’œuvre d’Offenbach – réalisée, les ennuis commencent. Les répétitions sont très compliquées. On raconte que l’orchestre serait sur le pied de guerre contre le compositeur. Le fait qu’on puisse confier à Offenbach la première œuvre d’après-guerre est insupportable à une grande partie du monde artistique et politique. Tout le monde s’y met, jusqu’à Bizet, terriblement ingrat et méprisant pour celui à qui il doit pourtant le début de sa carrière. On reproche même à Offenbach de parler de paix à la fin de son œuvre ! La paix en plein après-guerre, c’est à la limite de la trahison. Le critique Gustave Bertrand demande à Offenbach de « laisser le chemin un peu plus libre aux compositeurs qui ont la disgrâce d’être nés français. Place aux autres, place aux nôtres ! »

Dans ces conditions, la première a lieu dans un climat électrique même si le public apprécie le premier acte, très applaudi. C’est ensuite que les choses se gâtent. D’après Le Figaro, on s’ennuie, on proteste, et l’œuvre tombe après quelques représentations, au grand plaisir de Flaubert, qui écrit à George Sand : « Pour faire une œuvre pareille, il faut être un vrai coquin »…

Offenbach est très affecté par cette catastrophe. Cette partition, que parcourt une certaine gravité mélancolique et nostalgique, est pourtant un travail d’orfèvre. Très peu défendu par le directeur de l’Opéra-Comique, il part à Vienne où il est très aimé et où il remporte de grands succès, y compris avec Fantasio.

Il écrit alors une lettre pleine de fureur et de déception à Du Locle : « Ce qui s’est passé pour ce pauvre Fantasio est je crois sans précédent dans les annales du théâtre. Ce qu’un directeur ordinaire n’eût pas osé faire, un directeur extraordinaire, doublé d’un ami, l’a mis à exécution, et de quelle façon […] C’est vous qui êtes venu me chercher me demandant comme service de vous mettre Fantasio en musique […] Comme directeur, vous n’avez montré aucune énergie, comme ami, vous avez agi sans loyauté et sans délicatesse. J’espère que d’autres seront plus heureux auprès de vous – ce qui ne sera pas difficile. »

Revenons donc à ce pauvre Fantasio, qui a eu bien du mal à revenir sur scène, mais qui a à nouveau eu les honneurs récents –en 2017 – du théâtre du Chatelet, mais dans une production de l’Opéra-Comique alors en rénovation et qui l’a enfin servi comme il le fallait. Comment pouvait-il en être autrement avec l’excellente Marianne Crebassa, ici dans le fameux air de Fantasio, bien sûr, dans un enregistrement-récital.

Cédric MANUEL



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Rubrique : « Le saviez-vous ? »



 

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