« Cantate pour Lou von Salomé » : Bérengère Dautun et Sylvia Roux tout en contraste

« Cantate pour Lou von Salomé » : Bérengère Dautun et Sylvia Roux tout en contraste
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Il n’y a plus à présenter Bérengère Dautun, à la carrière riche et foisonnante. Je m’en suis moi-même fait l’écho, au lendemain d’une rencontre au cours de laquelle le souffle de la comédienne, palpable sur les planches depuis plus de cinquante ans, ne cessait de me fouetter le visage de sa joie, de sa vitalité.

L’insatiable artiste, après des années d’interprétations et d’adaptations scéniques, a osé l’écriture, cet art si particulier qui ne reprend pas les mots d’un autre – même si des paroles ancestrales affleurent régulièrement, inspirées du Christ à l’agonie ou de l’inaltérable Cantique des Cantiques – mais laisse jaillir des tréfonds des entrailles la parole qui attend sa libération.

Cette parole n’est possible que dans une altérité, à la fois une et multiple. Bérengère Dautun nous confiait qu’elle « portait » Lou en elle depuis longtemps. Le texte est l’accouchement ciselé et attendu d’une parturition lente et maturée. La langue est belle, simple et délicieusement surannée, en marge de toutes les tentatives contemporaines de trouver une énième déconstruction du langage, que personne n’aurait imaginé auparavant. L’apprentie dramaturge s’inscrit au contraire dans une longue filiation classique qui ne guette pas tant la nouveauté que la capacité à exprimer le mystère d’un être qui fascine et irrigue de son énergie les êtres – à commencer par les femmes – de notre temps.

Cantate pour Lou von Salomé, Bérengère Dautun (affiche)Cette altérité se déploie à travers le jeu des deux comédiennes. Bérengère Dautun n’a rien perdu de sa formation au cours Simon, au Conservatoire et, surtout, à la Comédie-Française : sa manière de jouer apparaîtra désuète pour certains spectateurs qui ne connaissent pas, ou pire, qui aiment faire table rase du passé. Il n’y a qu’à écouter ces mots susurrés en fin de phrase, comme détachés du flux habituel des phrases, pour comprendre goûter les mille et une nuances de l’emphase, de l’intimité, de la douleur et de l’espérance. Cette articulation n’est plus de notre temps ; elle surgit du passé comme un appel à la mémoire, comme l’actualisation d’un héritage théâtral, de même que les débats intérieurs de Lou Andreas Salomé appartiennent en grande part à des problématiques liées à son temps.

À écouter la vie et la correspondance de Lou, à entendre les différentes teintes de jeu de Bérengère Dautun – décuplées du fait que cette dernière interprète tous les rôles de la pièce, des vieux Nietzsche et Paul Rée au jeune Rainer Maria Rilke, de l’imposant professeur Freud à la sensible Lou sur le tard –, nous sommes saisis par ces réminiscences inexorablement lointaines, étonnamment actuelles.

L’actualisation advient par le jeu, la voix, le visage de Sylvia Roux, qui traverse la quinzaine de tableaux en tant que la jeune Lou, celle qui vibre au fil des hommes qu’elle rencontre, de son père à Freud. Il n’est pas question ici de femmes, les rares citées – à commencer par sa mère – étant des figures de l’entrave, de l’avortement de toute joie. Lou s’expose avec les hommes : elle les manipule en même temps qu’elle se laisse affecter ; elle s’épanouit au gré des rencontres fortuites et des passions étreintes. L’enthousiaste intellectuelle se meut progressivement, après sa rencontre avec Rilke, en une jeune femme frémissante et pleine de sensualité, alors même qu’elle est déjà âgée de trente-six ans.

Si l’on peut regretter que cette acceptation du corps ne soit pas assez soulignée dans la mise en scène, par le retrait, par exemple, de cette longue robe noire et fermée qui corsète la psychologie (plus que les mœurs de l’époque) de cette femme en quête de liberté, il reste que Sylvia Roux interprète avec talent une Lou frémissante, insaisissable – autant pour ceux qui l’ont côtoyée que pour elle-même –, inépuisable.

Lou demeure la vie conquérante au milieu des hommes qu’elle fréquente et qui, un à un, meurent. Elle les recouvre d’une rose rouge (à l’exception d’une blanche, pour sa mère), signe de chaque passion qui, pour fragile et périssable qu’elle soit toujours, garde une trace dans le temps et l’éternité, pour la femme d’autrefois et les spectateurs d’aujourd’hui.

Pierre GELIN-MONASTIER

 



  • Création : 2018
  • Durée : 1h20
  • Public : à partir de 12 ans
  • Texte : Bérengère Dautun
  • Mise en scène : Anne Bouvier
  • Avec Bérengère Dautun et Sylvia Roux
  • Diffusion : Stéphanie Gamarra – +33 6 11 09 90 50 et contact@stephycom.com

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Tournée

– 6-29 juillet : Espace Roseau Teinturiers à Avignon – tous les jours à 16h55 (relâche les mardis)

En savoir plus sur le spectacle : Cantate pour Lou von Salomé

Cantate pour Lou von Salomé, Bérengère Dautun et Sylvia Roux



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