Carles Batlle – La parole théâtrale en Catalogne est née de la chute du franquisme

Carles Batlle – La parole théâtrale en Catalogne est née de la chute du franquisme
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Carles Batlle est une des figures majeures de la littérature catalane, dans la délicate période de l’après-franquisme. Professeur d’écriture dramatique et de dramaturgie à l’Institut de théâtre de Barcelone, il dirige l’Obrador, espace d’expérimentation et de création abrité par la Sala Beckett. Ses pièces sont jouées partout en Europe, surtout en Allemagne. Plusieurs de ses textes ont été traduits en français et publiés notamment aux éditions Théâtrales.

Profession Spectacle l’a rencontré lors du dernier festival OUI !, qui promeut le théâtre français à Barcelone, alors que la ville des prodiges attend tout prochainement la mise en scène par Sergi Belbel de sa dernière pièce, autour de la figure de de Hedy Lamarr, au Théâtre national de Catalogne.

Entretien.
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Comment êtes-vous arrivé au théâtre ?

Après des études de philologie, j’ai choisi comme sujet de thèse, au milieu de toute la littérature, de travailler sur le théâtre. Une personne de l’Institut du théâtre m’a alors contacté pour donner des cours de littérature dramatique. C’est à la demande des étudiants que j’ai commencé à écrire des scènes pour des ateliers, puis des pièces à part entière. J’ai commencé à écrire tard, autour de trente ans. Cela coïncide avec le moment où je me suis engagé dans la Sala Beckett, avec Sanchis. J’ai écrit, écrit, écrit…

Qu’est-ce qui fait selon vous la spécificité de la tradition littéraire catalane ?

Il y a eu un moment de perte d’écriture dans toute l’Europe. Ainsi en France avant Koltès, dans les années soixante-dix. Le plus important alors était un théâtre de création collective, de mouvement, de l’image… Le retour du texte en Espagne a coïncidé avec la mort de Franco. Ce fut la fin des compagnies de théâtre indépendantes, qui ont lutté contre la dictature. Des auteurs se sont alors servis de cette période pour écrire : Bernet i Jornet, José Sanchis Sinisterra, etc. En France, cela correspond pour vous à la génération de Valère Novarina, Michel Vinaver, Philippe Minyana… Bernet i Jornet a ensuite fait la liaison avec Sergi Belbel au début des années quatre-vingt-dix. Cela coïncidait ici avec l’ouverture d’une petite salle alternative, la Sala Beckett, avec José Sanchis Sinisterra. C’était un lieu où des auteurs tels que Sergi Belbel, Lluisa Cunillé ou encore moi-même ont pu écrire. Ce fut la seconde génération. Des écrivains comme Pau Miró ou Josep Maria Miró, qui ont notamment été mes étudiants, constituent la troisième génération.

Il y a un style particulier, une manière de comprendre la vie et l’écriture, propre à la Catalogne. Mais c’est difficile pour moi de la définir par rapport à l’écriture développée à Madrid ou à Paris. Je vois cette différence, mais ne sais pas l’expliquer.

Toni Casares, qui dirige aujourd’hui la Sala Beckett, parle d’une indétermination des personnages dans les pièces catalanes. Est-ce cela que vous entendez par un « style particulier » ?

Cela a affectivement été le cas à la fin du XXe siècle, avec des auteurs tels que Bernet i Jornet, Sergi Belbel et Lluisa Cunillé, mais il ne me semble pas que ce le soit toujours aujourd’hui. Il y a eu différents mouvements par la suite, que nous avons vu surgir à la Sala Beckett ; je l’ai d’autant plus en mémoire que j’y travaille, comme responsable de l’Obrador. Toni Casares a initié, autour de 2007, un cycle théâtral sur le thème « il faut que l’action se déroule à Barcelone » et a proposé à différents auteurs d’écrire sur ce sujet, en demandant notamment que les noms soient catalans, qu’il y ait des histoires concrètes… Je crois que, par rapport au théâtre germanique, qui utilise beaucoup le langage polyphonique, parfois sans attribution de voix, nous avons développé un théâtre plus anglais, moins formaliste, en récupérant les drames, les histoires, que Franco avait muselés.

Ce que vous semblez dire, c’est finalement qu’il y a un lien direct entre la fin du franquisme et l’émergence de la parole.

Exactement ! Ce n’est d’ailleurs pas propre à la Catalogne, ni même à l’Espagne, mais à l’Europe en général… sauf que notre histoire a la couleur particulière de la dictature franquiste : notre parole est née de sa chute. Après le franquisme, nous avions un complexe d’infériorité, restant à l’écart de ce qui se passait en Europe. Tout ce qui faisait ailleurs nous semblait mieux que ce qui avait lieu à Barcelone. Puis la situation a changé, à la fin du XXe siècle et au début du nôtre : il y a eu en Europe un intérêt pour la nouvelle dramaturgie catalane, pour des écrivains tels que Jordi Galcerán avec La Méthode Grönholm, Sergi Belbel, Bernet i Jornet ou moi-même, et plus récemment pour Guillem Clua, Pau Miró… Avec l’émergence de traductions en d’autres langues, nous avons eu conscience que nous jouions tous dans la même ligue.

tentation carles batlleComment ont été reçus vos textes à l’étranger, notamment en France ?

En France, plusieurs de mes pièces ont été traduites et publiées, notamment Tentation et Transit aux éditions Théâtrales, mais sont encore peu représentées : une compagnie de Metz, Jean de Pange, a créé Tentation ; une autre compagnie a mis en scène un de mes textes à Toulouse. À Paris, il y a surtout eu des lectures dramatisées, dans différents théâtres : la Cartoucherie, l’Atalante, le Rond-Point… Mes pièces sont davantage montées dans de nombreuses villes en Allemagne.

Qu’est-ce qui motive votre écriture : un acteur spécifique, une histoire, un personnage ?

J’écris très lentement. Ça commence souvent par un sujet que je lis dans les journaux, que je vois à la télévision ou que j’entends lors d’une conversation. Ce sujet m’habite au fil des jours, créant des connexions, suscitant des idées… J’ai alors l’impression que tout le monde me parle de la même chose, ce qui n’est évidemment pas vrai, mais cela devient une obsession et me pousse à écrire. Comme je gagne ma vie comme professeur, non comme auteur, il n’y a pas de nécessité à produire vite. Il faut que je ressente au fond de moi un besoin particulier. Parfois, l’écriture naît d’un défi formel : transformer une bande dessinée ou un film en une pièce de théâtre.

Y a-t-il des thèmes particuliers qui vous habitent ?

J’ai une fascination pour la question de la différence, de l’immigration. Nous appartenons à une culture minoritaire, minorisée, si bien que nous cherchons la manière, non pas de conserver ni de maintenir, mais de continuer avec notre héritage, en intégrant la différence. Dans ma pièce Tentation, écrite il y a quinze ans alors que je me rendais fréquemment au Maroc, je cherchais déjà comment dramatiser ce conflit : comment rendre compatibles la conservation et la contamination ?

Quels sont vos projets actuels ?

Ma dernière pièce va être créée au théâtre national de Catalogne, la saison prochaine, dans une mise en scène de Sergi Belbel, qui a réuni une troupe extraordinaire. La pièce pourrait d’ailleurs être traduite prochainement en anglais, en allemand, ainsi qu’en français par Laurent Gallardo. Je suis très content de ce nouveau projet. L’histoire m’a été inspirée par la figure de Hedy Lamarr ; j’ai inventé une rencontre entre cette femme incroyable et Marilyn Monroe, le jour avant la mort de cette dernière. J’aborde à travers leur confrontation les thèmes de la décadence, de la femme et de nombreux sujets qui nous touchent aujourd’hui.

Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER



Crédits photographiques : Pierre Gelin-Monastier



 

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