L’expérience musicale au cœur du roman « Eva » de Carry van Bruggen

L’expérience musicale au cœur du roman « Eva » de Carry van Bruggen
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Romancière totalement inconnue en France, Carry van Bruggen (1881-1932) fut, au début du XXe siècle, une personnalité importante des lettres aux Pays-Bas. Elle est la première à bâtir entièrement un roman à partir de la technique du monologue intérieur dans la littérature néerlandophone : Eva, paru en 1927, est son œuvre ultime, comme l’aboutissement d’une quête qui l’a menée du naturalisme à la perception intime.

[Critique]

Au cœur des pérégrinations intérieures d’une femme en quête d’unification, il y a la rencontre. Tel est le titre du chapitre IV, dans ce roman qui en compte huit. Mais de quelle rencontre s’agit-il ? Il y a évidemment cet homme, dont elle croise le regard sans dire un mot : ils sont au Concertgebouw d’Amsterdam, en train d’écouter une symphonie de Gustav Mahler. Mais si leurs « yeux se sont parlé », il n’y a pas de suite ; il faut vingt ans, trois chapitres et la mer pour que cet événement, ce choc visuel se transforme en véritable rencontre.

Mouvement vital de la musique

Carry van Bruggen (Collectie Letterkundig Museum)

J’aime à penser que la rencontre évoquée par Carry van Bruggen est autre : elle est celle de la musique avec son oreille, sa sensibilité et son intelligence. Les critiques – dont je suis – analysent chaque proposition artistique ; la mission est belle, nécessaire pour la faire résonner dans les questionnements d’un temps donné. Mais nous serons toujours en dessous de celui ou celle qui vit une expérience saisissante, abyssale, comme « cette imminence d’une révélation qui ne se produit pas », pour reprendre les termes de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges.

Tel est bien ce que la jeune Eva éprouve : la musique l’atteint à la fine pointe de son être, inattendue. La symphonie l’ouvre à ce regard inconnu, à cet homme plus âgé, debout accoudé à la balustrade, aux « yeux sombres, des yeux doux et profonds », qui disparaît aussitôt « avec le souffle des chrysanthèmes ». Si l’harmonie de l’orchestre dévoile un lieu possible pour la communion humaine, la musique libère surtout Eva d’un lien mortifère, la portant invisiblement à poser un choix de vie : « tant que le violon ne se tait pas… […] tu serais pour toujours délivrée de toi-même et tu serais pour toujours donnée à toi-même… »

Mais l’imminente révélation ne se produit pas : « c’est ainsi qu’on éteignait la lampe et que la lumière disparaissait. […] ici la mémoire ne sert à rien. Cela, cette lumière, te traverse, file en soufflant à travers toi. » La composition instrumentale de Mahler la met en mouvement, sur ce chemin qu’il reste encore à parcourir.

Union de la compréhension et de la sensibilité

Carry van Bruggen exprime avec finesse cette expérience artistique vécue par Eva, tiraillée entre la lumineuse mélodie qui emplit l’espace secret de son âme et le désir de tout ressaisir intellectuellement. Sa plume porte la marque de cette oscillation, jusque dans les nombreux points de suspension qui manifestent les tâtonnements du cœur autant qu’ils épousent les silences d’une musicalité faite mots.

Comment unir la compréhension et la sensibilité ? Comment atteindre cette Totalité que l’héroïne guette indéfiniment ? Telle est la quête ultime de toute existence humaine, ainsi que l’ont déjà exprimé en leurs temps les moines bouddhistes et les Pères du Désert. La musique trace un sillon vers cette unité en ce qu’elle dessine, sans le révéler pleinement, un horizon où, pour reprendre les termes d’Eva à l’issue du roman, « ma sensibilité approuve ma compréhension, et […] ma compréhension confirme ma sensibilité ».

Pierre GELIN-MONASTIER

Carry van Bruggen, Eva, édition et traduction de Sandrine Maufroy, Paris, Éditions Rue d’Ulm, « Versions françaises », 2016, 292 p.



 

Extrait du roman Eva, reproduit avec l’aimable l’autorisation de l’éditeur.

Ernestien a parlé de « comprendre la musique » et depuis cet après-midi je veux le lui demander – ce qu’elle entend par « comprendre la musique ». Comment peut-on être capable de comprendre cela ? Peut-on comprendre la lumière… ou le silence… ?

« Comprendre » – c’est : pouvoir expliquer avec des mots. Non… en fait, comprendre c’est : comparer avec autre chose. Peux-tu le faire ? Comment comprendre ce qui file devant toi comme le vent… mais qui pénètre aussi en toi… comme quand tu vois des tulipes blanches dans le soleil, dans un jardin… elles se balancent, ce sont les vacances de Pâques… ou par les nuits d’été dans ton lit… tu ne peux pas dormir… il y a des grenouilles qui coassent… il y a un murmure nocturne… mais cela, tu ne le comprends pourtant pas ? Et c’est tout cela ensemble… et c’est aussi tout le reste… Oui, si encore tu pouvais te dédoubler… l’une pour écouter… l’autre pour s’efforcer en même temps de pénétrer… ou si cette lumière éclairante, cette lumière diaphane, insaisissable… si tu pouvais l’attraper, la retenir… comme les gens qui prennent des photographies… l’autre lumière sur la plaque sensible… cela s’appelle : fixer… porter avec toi… tous les jours… dans une réflexion sans fin… contempler sans cesse… jusqu’à une pénétration ininterrompue et toujours plus profonde… mais tu es déjà incapable de penser en écoutant… d’écouter en pensant… et ton désir de penser entre en conflit avec ton désir d’écouter… et bientôt tu ne seras plus capable de faire ni l’un ni l’autre… Oh, mais cesse donc de chercher à « pénétrer »… maintenant que tu as cette certitude divine : tant que le violon ne se tait pas… tant que ce quelque chose qui, venu des profondeurs, se répand et emplit l’espace, jusqu’aux niches argentées et tout autour des lustres étincelants… et si tu pouvais ne plus jamais t’éloigner de cela… tu ne désirerais plus rien, et tout serait bien et tu serais en paix avec tout, et il n’y aurait plus d’énigmes – tu les connaîtrais toutes en même temps… et ne chercherais plus à les connaître… tu serais aussi capable de tout… tu aurais la volonté de tout assumer… tu serais pour toujours délivrée de toi-même et tu serais pour toujours donnée à toi-même…

Et il se tait… et il s’enfuit… c’est ainsi qu’on éteignait la lampe et que la lumière disparaissait. Un être humain a une mémoire, il peut raconter quelque chose qu’il a retenu, elle-même a une très bonne mémoire… et peut raconter beaucoup de choses… mais ici la mémoire ne sert à rien. Cela, cette lumière, te traverse, file en soufflant à travers toi. Et tu dois retourner vers ces tulipes blanches, vers ce jardin, vers ces odeurs, vers ce doux matin, vers ce vent du sud… tu dois patienter jusqu’à ce que la nuit revienne… de très loin, à travers un profond silence, vient le son… tu es couchée sur le dos dans ton lit, dans l’obscurité, et ta bouche est ouverte, mais tu ne peux pourtant pas lui donner de nom… Je distinguais des centaines de choses miraculeuses. Je voyais aussi… cet étang de roseaux, le long duquel j’étais passée en train. Je le lui ai crié, ce jour-là… Étang de roseaux, un jour je viendrai vers toi… Je ne suis pas venue… mais c’est lui qui est venu à moi… et il m’a rappelé ma promesse, ma promesse trahie…

Mais que signifie : comprendre la musique ? C’est que cela reste impénétrable… Aussi vide de lumière qu’une pièce où plus aucune lampe n’est allumée, aussi dépouillé, aussi asséché, cet espace immense où les lustres étincellent… N’est-ce pas vrai… n’est-ce pas vrai… n’est-ce pas vrai, comme je le pense… ?

Carry van Bruggen, Eva, édition et traduction de Sandrine Maufroy, Paris, Rue d’Ulm, « Versions françaises », 2016, p. 100-101.

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