Jean-Louis Laville : le projet néo-libéral est une réduction de la démocratie

Jean-Louis Laville : le projet néo-libéral est une réduction de la démocratie
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« L’un des problèmes de l’ESS dans son histoire est d’avoir toujours voulu composer avec le système dominant. » Dans une intervention tranchante, Jean-Louis Laville appelle les acteurs culturels à désigner clairement ce qui est selon lui l’ennemi principal : le néo-libéralisme. Celui-ci n’est pas un projet économique, mais une réduction pure et simple de la démocratie.

Dans le cadre du forum POP MIND, organisé par l’UFISC, avait lieu une table ronde sur le thème : « Démocratie économique et droits culturels : utopie ou réalité ? Contribution Culture et ESS pour la République de l’ESS. » Cet atelier, dont Profession Spectacle a déjà publié une longue synthèse, visait à faire discuter les acteurs culturels autour de l’initiative lancée par ESS France : « La République de l’ESS ».

Jean-Louis Laville, professeur du CNAM, titulaire de la chaire Économie solidaire, chercheur au LISE-CNAM (CNRS) et responsable du programme Démocratie et économies, a prononcé à cette occasion une allocution remarquée, donnée sans notes.

Nous la reproduisons ici intégralement, en conservant le style oral. Les titres sont de la rédaction.

La difficile articulation entre démocratie et économie

« La République de l’ESS est une démarche dont nous avions envie ou besoin depuis fort longtemps dans l’économie sociale et solidaire. C’est vraiment précieux. Je pense que, si l’on veut être crédible, il faut qu’on fasse une analyse de pourquoi l’économie sociale et solidaire n’a pas plus pesé dans l’histoire et à qui on s’affronte, parce que l’un des problèmes de l’ESS dans son histoire est d’avoir toujours voulu composer avec le système dominant, pour montrer son sérieux et sa crédibilité, au risque de se retrouver dans une certaine banalisation.

Quand on a écrit Associations et action publique avec Anne Salmon, on a passé l’été – c’était une épreuve assez difficile – à lire Hayek, le fondateur du néo-libéralisme. Ce qu’il faut rappeler, c’est que le projet néo-libéral d’Hayek n’est pas économique, mais une réduction de la démocratie, en s’attaquant d’une part, à l’intervention publique dont il faut réduire le périmètre et aux règles sociales dont il faut réduire l’ampleur, d’autre part, aux associations comme aux coopératives et aux syndicats, qui ne doivent plus avoir l’accès au débat public et qui doivent se réduire à des prestataires de service à bas coût.

Dans cette période-là, on se heurte vraiment à un ennemi principal qu’il faut désigner, parce que ce n’est pas un hasard qu’il y ait une détérioration, une “insoutenabilité” écologique qui s’accentue et des inégalités sociales qui se renforcent. L’articulation de la démocratie et de l’économie a toujours posé problème. Dans notre pensée occidentale, on considère souvent que la première démocratie était la démocratie grecque, athénienne, qui sert de symbole. Il ne faut pas oublier que dans cette démocratie, fondatrice pour nous, le groupe de citoyens pouvait délibérer de la cité, parce qu’il y avait des groupes subordonnés – les femmes et les esclaves – qui s’occupaient de l’économie. La démocratie moderne a donc une utopie : toutes et tous pourraient participer de la démocratie, qui n’est pas le groupe subordonné qui s’occupe d’économie. Cela va créer un problème d’articulation entre l’économie et la politique, que nous n’avons pas résolu.

Finalement, c’est vrai que l’idée d’une République sociale et solidaire fait écho à ce qui s’est joué en 1848. Il faudrait relire le livre de Samuel Hayat : 1848 : quand la République était révolutionnaire : citoyenneté et représentation. La République de 1848 se présente comme une république sociale. Et c’est quand on va isoler le politique du social que l’on va avoir les évolutions que l’on connaît dans la seconde partie du XIXe siècle, en particulier l’évolution selon laquelle l’économie va être considérée comme étant le capitalisme marchand. À partir de ce moment-là, on a un problème majeur, à tel point que des auteurs comme Habermas pense que le problème principal de nos sociétés contemporaines, c’est la tension irréductible entre capitalisme et démocratie.

L’ESS : seule tentative historique d’une alternative économique

Je pense que resituer ce contexte nous permet de comprendre que, au moment où il y a une économie alternative qui naît toutes les deux minutes – l’économie circulaire, l’économie triangulaire, l’économie verte, l’économie bleue… –, l’économie sociale et solidaire est la seule tentative en acte depuis deux siècles d’une alternative économique. C’est une tentative sur la longue durée, certes avec ses impasses, ses difficultés et ses obstacles, mais aussi avec ses avancées, de montrer que le capitalisme est en tension avec la démocratie et que, si l’on veut véritablement que la démocratie puisse être approfondie, il ne faut pas simplement situer la démocratie hors économie, mais justement aborder la question difficile de la démocratie économique. Or on a séparé économique, social et politique, comme si l’économie était le capitalisme marchand, comme si le social était l’État et comme si le politique se jouait uniquement dans la démocratie participative. Finalement, c’est à ce socle fondé sur des cloisonnements auquel on s’attaque à travers l’économie sociale et solidaire aujourd’hui.

Il faut donc que l’ESS ait une capacité à parfois dire non. Il y a une telle incapacité à dire non collectivement qu’à un moment donné, on n’arrive pas à se poser comme un acteur qui soit respecté par les autres. Je pense qu’un certain nombre d’évolutions, aujourd’hui, dans le cadre institutionnel, doivent être refusées parce qu’elles sont incompatibles avec un projet démocratique : la financiarisation de l’action sociale, la financiarisation de l’action culturelle que nous présentent aujourd’hui les investissements à impact social, ce n’est pas tenable dans le projet de l’économie sociale et solidaire. Il faut le dire.

Il faut rappeler que l’histoire de l’économie sociale et solidaire, ce n’est pas n’importe quelle solidarité ; ce n’est ni la solidarité traditionnelle, ni la philanthropie – car on voudrait aujourd’hui faire entrer l’ESS sous les fourches caudines d’une néo-philanthropie –, mais c’est une solidarité démocratique. C’est là que se situe aussi le lien avec la République. C’est l’application dans l’économie des principes de liberté, d’égalité et de solidarité.

L’ESS : une économie populaire

L’ancrage dans les territoires me paraît important, mais peut-être n’y a-t-il pas uniquement cet ancrage. Quand on voit ce qui se fait dans certains réseaux, par exemple autour du numérique dans l’opposition à un certain nombre de monopoles, ou des plates-formes qui sont en train de s’organiser de manière coopérative, il me semble qu’il y a un au-delà du territoire qui est touché par l’économie sociale et solidaire. Il y a la nécessité de constituer des espaces publics qui soient à la fois ouverts aux acteurs de l’économie sociale et solidaire, et partagés avec des responsables publics.

Je voudrais dire par ailleurs que l’économie sociale et solidaire ne peut être intéressante vis-à-vis de la société que si c’est une économie populaire, c’est-à-dire une possibilité qu’il y ait une organisation populaire qui soit admise de plein droit dans cette économie. Cela suppose de travailler sur ce que représente la réciprocité dans un certain nombre de fonctionnements économiques concrets. Cela veut dire également, et j’emprunte cette expression à Anne Salmon, que nous avons besoin d’éco-diversité autant que de biodiversité. Si nous avons une économie uniforme, la société sera aussi irrespirable que si nous avons une biodiversité qui est atteinte. L’éco-diversité est une manière de respecter la diversité culturelle, de la société, dans un moment où l’on a de plus en plus de mécanismes uniformisateurs, standardisés, sous prétexte de modernisation et de rationalisation.

Au fondement de l’économie sociale et solidaire, il y a la nécessité d’articuler économie et politique. On ne peut pas se satisfaire de la séparation entre ces deux sphères. Cela suppose de réintégrer des formes d’économie invisibles. Aujourd’hui, la question du “care” est particulièrement importante, si on l’intègre non pas simplement sur le plan social, mais sur celui du soin et de la protection qui touchent aussi la planète. Ce n’est pas un hasard que cette économie ait été invisibilisée depuis deux siècles, parce que ça entretien le roman selon lequel seul le capitalisme marchand serait créateur de richesses.

Nova et vetera

L’ESS, depuis le départ, se caractérise par le fait qu’elle ne fait pas table-rase du passé. Contrairement à d’autres projets de changement, qui ont tablé sur la rupture, je pense que ce qui est important dans les expériences d’ESS depuis le départ, c’est qu’elles essaient à la fois de réintégrer la tradition et de la changer de façon démocratique, mais jamais de la nier. Avec l’ESS, il ne s’agit pas de faire des hommes nouveaux qui seraient des hommes dans une société parfaite, mais de partir de là où elle en est.

On dit souvent que le départ de l’ESS était l’utopisme, alors que je pense justement que ce qui a différencié l’économie sociale et solidaire de l’utopisme, c’est qu’il n’y a jamais eu la volonté de faire une société parfaite avec des hommes nouveaux, mais une volonté de faire mieux à partir de ce qui est. Cela me semble être une démarche de changement qui est particulièrement porteuse d’espoir pour le XXIe siècle, si tant est que celui-ci ne nous incite pas au désespoir. »

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Jean-Louis Laville a par ailleurs réagi à deux interventions dans la salle. Nous résumons celles-ci et transcrivons in extenso ses réponses.

Intervention – Si on veut gagner, supprimons le mot économie, qui est le terrain de l’ennemi. Dans les esprits aujourd’hui, l’économie est libérale et paraît au-dessus de tout, décidant de nos politiques et de nos vies. L’économie n’est qu’un système, un outil au service d’une société. Point final.

Jean-Louis Laville – « Il faut différencier deux points. Le premier point, c’est : faut-il laisser le monopole de l’économie à l’ennemi ? Ça se discute parce que ce qu’on a essayé de montrer, par exemple dans le Dictionnaire de l’autre économie, c’est qu’il y a la moitié de l’économie humaine existante sur la planète qui n’est pas capitaliste. Le problème n’est pas qu’elle n’existe pas, c’est qu’on n’en parle pas ; on fait comme si l’autre économie était toute puissante. Ce n’est pas vrai. La moitié de la planète ne vivrait pas s’il n’y avait pas d’autres formes d’économie que le capitalisme marchand. Il faut donc se réapproprier l’économie, mais effectivement – et c’est le second point – comme un moyen et non une finalité, c’est-à-dire la remettre à sa place. L’économie est un moyen pour arriver aux finalités qui sont d’ordres social, solidaire et culturel. »

Intervention – Il faut affirmer toujours plus clairement nos valeurs pour se démarquer de l’économie capitaliste.

Jean-Louis Laville – « Il ne faudrait pas qu’on s’enferme dans l’idée que ce qui nous est commun est l’affirmation de valeurs parce que, aujourd’hui, n’importe quelle entreprise capitaliste déborde d’éthique. Lisez la charte éthique de BNP Paribas ou d’AXA, ce sont les mêmes valeurs que celles qu’on va mobiliser. La différence dans l’ESS, c’est de dire : non seulement nous revendiquons ces valeurs, mais nous revendiquons aussi que chaque salarié, chaque usager, chaque bénévole qui penserait que nos pratiques sont en désaccord avec ces valeurs ait un droit d’interpellation. Là il y aura une différence. Sinon, il n’y en a pas. »

Transcription : Pierre GELIN-MONASTIER

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