« L’agonie de Gutenberg » de François Coupry : des pensées pas si vilaines

« L’agonie de Gutenberg » de François Coupry : des pensées pas si vilaines
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« La démocratie, c’est l’opium du peuple » (elle est à vrai dire aussi l’opium de nombre d’intellectuels…). Ou encore : « Depuis des années nous n’avons que le mot “crise” à la bouche – qui remplace le cri : “cheese”, pour sourire sur les photos ». Voilà ce qui sort de la bouche de François Coupry, ou de celle de son double, M. Piano.

Ces deux citations liminaires pour dire d’emblée que les pensées de François Coupry, qu’elles se présentent comme les siennes ou qu’elles se drapent dans le vêtement de son double, ne sont pas seulement vilaines (le livre publié par les éditions Pierre-Guillaume de Roux, intitulé L’agonie de Gutenberg, porte en sous-titre : « vilaines pensées 2013/2017 »), elles sont aussi drôles. Il y a beaucoup de blagues dans son blogue, car il faut préciser ici que les pensées en question sont issues du blogue que tient l’auteur, le livre papier prenant ainsi sa revanche sur la désincarnation numérique. Cela invalide déjà en partie le titre choisi par l’auteur, ce dont ce dernier semble tout à fait conscient.

Foisonnantes, déroutantes, refusant toute distinction rigide entre le réel et l’imaginaire, déchiffrant, lisant, interprétant le premier à partir du second, et réciproquement, les pensées de François Coupry, auteur d’une cinquantaine de récits publiés par les plus grands éditeurs (Gallimard, Julliard, Presse de la Renaissance, Le Rocher : nous ne résistons pas au plaisir de citer, parmi ces ouvrages, Je suis lesbien et Éloge du gros dans un monde sans consistance), les pensées de François Coupry donc semblent avoir pris corps et s’être affinées et affirmées au contact de Kafka, Calvino, Ionesco et Michaux.

De sorte que si elles ne sont pas toujours faciles à suivre, et sont même parfois franchement obscures et sans issue visible (nous pensons par exemple à l’étrange séjour dans l’au-delà du juge Lambert, celui qui instruisit l’assassinat du petit Grégory), elles ne sont pas seulement vilaines et drôles, elles sont également impertinentes, donc pertinentes, audacieuses et quelques fois émouvantes.

Une sociologie et ethnologie des idéologies ambiantes

C’est d’abord en sociologue que François Coupry observe ses contemporains et cherche à rendre compte de ce qu’il est habituel d’appeler le « fossé entre les générations ». Et là, le constat est rude et rapide : c’est l’incompréhension qui domine, voire l’incommunicabilité entre des vieux anarchistes et utopistes, bref des vieux cons de gauche, et des jeunes conservateurs frileux, bref des jeunes cons de droite (nous nous laissons ici volontiers emporter par la chanson bien connue de Brassens : le temps ne fait rien à l’affaire…).

C’est ainsi que, dans l’un de ses nombreux récits apparentés au conte ou à la parabole (bien que l’auteur exige que ses récits soient pris à la lettre et non lus comme manifestant autre chose qu’eux-mêmes), François Coupry constate : « Le grand-père se méfiait des États qui vous aident à vivre, à manger, à dormir, à penser, à jouir, à mourir, de lois en lois. Le petit-fils rêvait à un État qui continuerait à le prendre en charge… serait présent à chaque bobo, et il en avait, de gros bobos, surtout depuis que les poils lui poussaient ». Et lorsque le double de l’auteur, M. Piano, qui est lui aussi sociologue, part à la recherche d’individus « qui se diraient “de gauche” » (quelle drôle d’occupation), ce n’est qu’après de longues et vaines investigations qu’il finit par en trouver dans des maisons de retraite, là où terminent leur vie les promoteurs des « acquis sociaux » et les contempteurs de « la dictature de la compétition ».

L’ethnologue qui analyse les mœurs occidentales contemporaines observe également « les unions [qui] doivent rapidement se désunir puis se réunir autrement… ce qui produit des combinaisons incalculables de familles recomposées », ce qu’il appelle « le partage et la convivialité » : à croire que l’auteur n’est pas seulement de sa génération mais aussi de celles, bien plus conservatrices, dont il estime qu’elles ont succédé à la sienne.

Et c’est lorsqu’il parle de la République, qui se pare certes des attributs divins dans tous les discours politiques actuels, que François Coupry nous livre des pensées franchement conservatrices et franchement vilaines, mais, nous semble-t-il, franchement vraies : « Cette république une et indivisible paraît, ici, ressembler par trop au credo de la Trinité, également une et indivisible, mais bizarrement toujours accolée chez eux à une “laïcité”, autre idée étrange quand on sait que le moindre de nos usages vient des religions ». Et le vilain d’ajouter : les Français, pour se rendre intéressants, ont « proclamée universelle » cette république laïque, « ils sont les seuls à le croire ».

L’angoisse et l’expérience de l’inconsistance : où Piano rencontre Plume

C’est cette angoisse qui confère aux pensées de François Coupry le caractère précaire, émouvant, voire angoissant, qui leur manquerait si elles n’étaient que vilaines et grinçantes. Car l’homme d’aujourd’hui est à l’image du Chevalier inexistant d’Italo Calvino, revêtu d’une armure sous laquelle « il n’y a rien, ni chair ni os, rien qu’une absence, un vide », de sorte que « nous devenons tous des costumes sans fond, du papier buvard sur lequel n’importe quoi s’imprime ».

Ainsi, nous manquons de chair, nous manquons de cœur, nous cherchons en vain notre centre et, lorsque nous parvenons un peu à prendre corps, nous devons faire face à des mouvements autonomistes : c’est l’un des pieds qui « réclame son indépendance » puis c’est une main, la droite, qui prend des initiatives malheureuses en giflant le conjoint. Derrière le gag de blogue, la question est sérieuse : je suis certes mon corps mais mon corps n’est pas moi ; or, qui commande dans cet attelage, moi ou mon corps ?

Il y a ici, dans le ton et le regard de François Coupry (et de son double Piano), une parenté avec le Plume d’Henri Michaux. Un jour « Plume avait mal au doigt », sur le conseil de sa femme, il alla consulter un médecin et rencontra un chirurgien qui lui dit : « Un doigt à couper, c’est parfait. Avec l’anesthésie, vous en avez pour six minutes tout au plus. Comme vous êtes riche, vous n’avez pas besoin de tant de doigts ». Plume en devint tout mélancolique, c’était l’index tout de même, « un doigt bien utile ». Alors on coupa le doigt, ce qui mécontenta la femme de Plume qui savait que les infirmes sont méchants et deviennent « promptement sadiques ». Mais Plume fit à sa femme cette réponse désarmante : « ne te tracasse pas pour l’avenir. J’ai encore neuf doigts et puis ton caractère peut changer ».

Il semble bien que l’humour et l’humilité soient des armes efficaces, de précieuses alliées pour faire face à l’angoisse et l’expérience de l’inconsistance.

Une indulgence pour la religion et pour les religieux

François Coupry ne craint pas de chercher à comprendre les ressorts et les motivations du djihadisme, et plus généralement du radicalisme religieux.

On peut s’y refuser et s’en offusquer mais c’est tout de même, intellectuellement, audacieux et honnête. Alors voici : « Pour eux, c’est nous qui sommes des terroristes, en souillant l’œuvre de Dieu avec un progrès sans but, des musiques abrutissantes, des boissons dopantes, des vies futiles, des questions sans réponse… n’est-ce point ce que nous-mêmes blâmons quand nous critiquons la superficialité de notre civilisation… ou lorsque nous regrettons la décadence des valeurs ? » C’est pourquoi, selon François Coupry, si vous ne supportez plus la compétition permanente, la société de l’apparence, « la nécessité du bonheur, proclamée dans tous les médias », le culte de l’argent, il vous reste cette alternative : vous faire moine ou djihadiste. Le sabre ou la croix donc. Soit, chacun en conviendra, deux conceptions très différentes (la première nous paraissant fausse) du sacrifice et du martyre.

Il est en tout cas absurde et vain, nous dit l’auteur, de refuser aux religions le droit d’énoncer et de défendre leurs dogmes. D’où la pensée du 6 mars 2013 : « J’ai pris la colère l’autre jour devant un conclave d’intellectuels qui traitaient de vieux débris le pape sortant – parce qu’il n’avait pas donné aux femmes le droit de dire la messe, pas permis l’avortement, pas conseillé la pilule, pas autorisé l’euthanasie, pas marié les curés. J’ai répliqué : “C’est comme si vous étiez outrés qu’Hollande ne rétablisse pas la royauté en France, on ne sait pas pourquoi il a été élu, mais certainement pas pour ça !” ».

Quant aux religions qui veulent imposer par la violence leurs dogmes à la terre entière, l’auteur veut croire qu’elles deviendraient inoffensives si l’on cessait de parler d’elles : « voyant que l’on ne racontait plus leurs exploits, et que l’on ne croyait plus en leur existence réelle, la majorité des terroristes a renoncé, revenant à la maison les armes basses, les voiles tombés, pour regarder une télévision et des ordinateurs qui ne vantaient que calme et volupté ». On ne peut s’empêcher ici de déceler une contradiction avec ce qui a été dit plus haut : si c’est l’horizon navrant de la société de consommation qui suscite le désir de radicalité religieuse, il est peu probable que le retour au sein de cette société éteigne ce désir.

Foi dans le livre et dans une littérature de l’autre monde

De même que Mme Piano reste sourde aux sombres prémonitions dont on lui fait part lorsqu’elle évoque son désir de maternité et décide, malgré tout (malgré la certitude que l’enfant préférera son père à sa mère, sera nul à l’école, passera son adolescence avachi sur un canapé et abruti par les multiples écrans qu’il aura sous la main, avant, devenu adulte, de s’attarder interminablement au domicile familial), décide donc, malgré ces inquiétantes perspectives, d’enfanter, de même François Coupry persiste à croire en l’avenir du livre et de la littérature.

Mais c’est selon lui d’une littérature de l’autre monde que nous avons besoin, c’est-à-dire d’une littérature non sociologique, non politique, à plus forte raison non idéologique, qui ne se propose pas de raconter comment va le monde mais qui invite au contraire à visiter un autre monde, cet autre monde étant présenté comme un autre monde et non comme une métaphore ou une parabole du monde « réel ». Cet autre monde, on le trouve par exemple chez Kafka : la métamorphose et le procès qu’il décrit ne sont pas de ceux que l’on rencontre dans le monde réel et l’auteur n’a jamais prétendu livrer une critique de ce monde sous les apparences d’une exposition d’un monde parallèle.

Plus que de vécu, le lecteur a besoin de rêvé, d’imaginé, de projeté. D’où ce conseil à qui veut écrire : « Au lieu de raconter notre monde, ses soucis d’argent, ses drames conjugaux, la réussite d’un pharmacien de Caen, tu racontes un autre monde, extraordinaire, avec d’autres règles physiques et morales, où par exemple il n’y a pas de rues et où l’on doit circuler de maisons en maisons par les fenêtres ».

N’est-ce pas alors Plume que nous retrouvons ? « Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. “Tiens, pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé…” et il se rendormit. Peu après, sa femme l’attrapa et le secoua : “Regarde, dit-elle, fainéant ! Pendant que tu étais occupé à dormir, on nous a volé notre maison”. En effet, un ciel intact s’étendait de tous côtés. “Bah, la chose est faite”, pensa-t-il ».

Frédéric DIEU

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François COUPRY, L’agonie de Gutenberg, Vilaines pensées 2013/2017, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 269 p., 23 €

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