“Le Crépuscule” : une adaptation de Malraux hausse de Gaulle jusqu’au mythe théâtral

“Le Crépuscule” : une adaptation de Malraux hausse de Gaulle jusqu’au mythe théâtral
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Le 11 décembre 1969, c’est un de Gaulle retiré de la vie politique et entrant dans sa dernière année que visite André Malraux. Leur dialogue est restitué et magnifié par ce dernier dans Les Chênes qu’on abat. Il est adapté pour la première fois à la scène par Lionel Courtot et haussé jusqu’au plan du mythe par l’interprétation magistrale, émouvante et solennelle de Philippe Girard. Quarante ans après, ce dernier – avec la carrière qu’on lui connaît – revient à l’Épée de Bois, théâtre, dont il a été un des bâtisseurs.

Dans une sobre scénographie qui présente le décor dépouillé d’un salon de l’ermitage de Colombey-les-Deux-Églises, le général, qui vient de quitter la scène politique après l’échec, le 27 avril 1969, d’un ultime référendum, fait face à son ancien ministre et éternel ami.

Une certaine idée du général de Gaulle

Tantôt debout, faisant quelques pas comme pour arpenter le cheminement de leur pensée et suivre celui de l’autre, tantôt assis face à face dans des fauteuils avec pour témoins une bibliothèque et une mappemonde, les deux hommes contemplent l’Histoire à laquelle ils ont participé : ils tentent de discerner ce qu’elle, et la France, retiendront de l’œuvre de l’homme qui, le 18 juin 1940, réveilla la France d’entre les morts.

On croise donc de nombreuses et grandes figures politiques : Staline, Nehru, Kennedy… On rencontre aussi les bassesses et médiocrités de la vie politicienne. Le dialogue est brillant, riche et même drôle d’humilité (le général se compare à Don Quichotte et Tintin), lumineux quand il tente de manifester les ressorts cachés des événements qui ont marqué la France. On peut en regretter le caractère parfois trop foisonnant et décousu, qui à plusieurs reprises ne permet pas d’aller au bout d’un thème ou d’une idée : c’est sans doute l’une des limites de l’adaptation.

Mais l’essentiel est pour le spectateur d’être doucement exhaussé jusqu’au plan du mythe, un mythe d’ailleurs humain, fait de courage et de force (d’amitié aussi), tissé de souffrances et de défaites acceptées, grandi enfin par l’échéance de la mort. Le phrasé grave et solennel de Philippe Girard, la lenteur de sa parole mais surtout de ses gestes et de son pas, leur ralentissement, signalent qu’on a franchi un seuil, quittant le terrain de l’action politique pour entrer dans la contemplation de l’Histoire, de la mort et de la France éternelle. Celle dont le général s’est, toute sa vie, fait « une certaine idée ». C’est un peu, après le travail de l’œuvre, le repos du septième jour au cours duquel l’on voit que ce travail est bon.

L’on a en tout cas quitté le soleil de l’action pour entrer dans la nuit de la contemplation.

Désenchantement

Il y a dans la voix du de Gaulle incarné par Philippe Girard, dans ses gestes parfois discrètement dépités, une part certaine de désenchantement qui s’exprime à mesure qu’André Malraux le questionne sur la façon dont il considère la France et l’Europe. La première a rompu le contrat qui les liait, rupture qui signe la fin de la grandeur et de l’ambition nationales. Qui signe aussi la victoire de la division contre le rassemblement car le referendum rejeté visait à unir les Français en ouvrant une troisième voie entre le capitalisme et le communisme. C’était l’objectif de la participation (l’ordonnance sur « la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises », qui ne sera guère mise en œuvre, a été signée le 17 août 1967) recherché par la fusion du Sénat et du Conseil économique et social. C’était le moyen de l’emporter sur le seul adversaire que de Gaulle, beaucoup plus « progressiste » qu’on ne l’imagine (il veut créer un ordre social nouveau, inspiré de la doctrine sociale de l’Église), se reconnaît : l’argent et son pouvoir de division. Mais « les Français ont choisi d’être un petit peuple ».

Désenchantement aussi devant le retour du système des partis (« les parlementaires peuvent paralyser l’action, ils ne peuvent pas la déterminer »), soit une droite sans idées et coupée de la nation et une gauche internationaliste dont l’idéologie repose sur la lutte des classes et donc la division des Français. Malraux, cinglant, dit d’ailleurs au détour d’un dialogue que « l’objectif de la gauche n’est pas la prise du pouvoir mais la prise de l’Odéon », phrase qui, venant du Premier ministre de la culture, donne à réfléchir sur la colonisation des arts par une certaine idéologie. Désenchantement et dépit enfin devant ce qu’est devenue l’Europe, une « fédération sans fédérateur », qui a bien moins de réalité que l’Europe qui fut la chrétienté et que l’Europe des nations qui lui succéda.


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L’ami génial et le prophète

Celui que de Gaulle appelle son « ami génial » fut le premier à parler de gaullisme et à ériger en doctrine l’élan donné à la France par l’auteur de l’appel du 18 juin. Plus vif, plus mobile et nerveux que son interlocuteur, John Arnold campe un Malraux moins grave que le général, le questionnant sur la façon dont il conçut et voit ‘‘aujourd’hui’’ sa mission. Car mission il y a et l’ancien ministre voit dans l’appel du 18 juin 1940 l’annonce prophétique du relèvement de la France, l’émergence d’une voix guidant la nation tout entière vers le bien.

C’est bien ici la vocation particulière de la France qui est exaltée : la France « fille aînée de l’Église » n’est certainement pas loin, tant de Gaulle est pétri de l’histoire de la chrétienté. Et la particularité de cette vocation est d’être universelle puisqu’un « pacte vingt fois séculaire » est scellé entre la grandeur de la France et la liberté du monde. Cette vocation habite pleinement le général et s’incarne dans sa haute stature, usée par les éléments et les vents contraires mais demeurée massive : celle de Philippe Girard la rend efficacement présente et il y a parfois dans ses dodelinements de la tête comme le soupir d’une grande et noble bête fatiguée.

Voir dans la nuit

Seul, dos au public, au début de la pièce, le général se présente à la fin de celle-ci toujours seul mais face à lui. Face plutôt, semble-t-il, à la mort qui gagne toujours à la fin (c’est ce que lui aurait dit Staline), face à la nuit : « Maintenant, le dernier grand homme qu’ait hanté la France est seul avec elle : agonie, transfiguration ou chimère. La nuit tombe – la nuit qui ne connaît pas l’Histoire. »

Pourtant la mort n’a pas tout à fait le dernier mot et l’entrée dans la nuit ne se résume pas à l’installation dans le tombeau. Ce qui est devenu très vieux est en effet appelé à renaître : « Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! Vieil homme, recru d’épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le froid éternel, mais jamais las de guetter dans l’ombre la lueur de l’espérance ! » À la fin donc disparaît l’Histoire et l’emporte la poésie.

Le grand homme, qui a passé le septième jour à contempler son œuvre, entre dans la nuit qui le mène au huitième et semble bien y apercevoir cette lueur.

Frédéric DIEU



SPECTACLE : Le Crépuscule

Création : Évreux, le 18 juin 2019
Durée : 1h15
Public : à partir de 14 ans

Adaptation : Lionel Courtot, d’après Les Chênes qu’on abat d’André Malraux (Gallimard)
Mise en scène : Lionel Courtot
Avec Philippe Girard et John Arnold
Scénographie : Alexandre Fruh
Création lumières : Xavier Martayan
Création sonore : Michaël Lefèvre
Technique : Suzon Michat

Crédits photographiques : Max Freyss
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OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle vu le 13 juillet 2019 à Présence Pasteur (Avignon).

– Du 3 octobre au 3 novembre 2019 : théâtre de l’Épée de Bois (Paris)

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Le crépuscule Philippe Girard



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