“Le Critique”, de Juan Mayorga : affrontement impitoyable entre un auteur et son critique

“Le Critique”, de Juan Mayorga : affrontement impitoyable entre un auteur et son critique
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.

« Restez chez vous »
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Cela se passe chez Volodia, la nuit. Scarpa vient d’arriver, regarde la bibliothèque.

SCARPA. — C’est classé ?

VOLODIA. — Évidemment.

SCARPA. — L’ordre m’échappe.

VOLODIA. — Hiérarchique. L’ordre de l’excellence. Si un jour éclate un incendie, je sais par où commencer à remplir ma valise.

SCARPA. — Premier Le Roi Lear, bien sûr. Second… La vie est un songe, oui.

VOLODIA. — En numéro trois, j’hésite. Les Trois Sœurs aujourd’hui ; hier, c’était Antigone.

Aussi étrange que cela puisse paraître, Mayorga écrit du théâtre. Je veux dire qu’il y parvient.

Il est pourtant pris, lui aussi, j’imagine, connaissant fort mal le théâtre actuel espagnol, dans les conditions de production de notre époque, qui font qu’un contemporain ne peut tabler réalistement que sur peu de comédiens.

Ici, avec les deux seuls personnages de la pièce, ce qui est tout de même beaucoup moins que n’en disposaient Shakespeare, Rotrou, Calderon ou Pirandello, il parvient à réussir une grande scène de théâtre dans le théâtre.

VOLODIA. — […] J’en ai assez des pièces de théâtre qui parlent théâtre. Shakespeare, je sais, en a écrit quelques-unes de pas mauvaises, mais en général les pièces sur le théâtre n’intéressent que les gens de théâtre.

SCARPA. — Ce ne serait pas une pièce sur le théâtre. Ce serait une pièce sur l’honneur. Qui s’achèverait par la mort. Une pièce sur l’honneur ne peut s’achever que par la mort. […]

Scarpa est auteur dramatique ; Volodia est critique. La pièce est leur affrontement. Elle suppose un monde, ou du moins un pays, où la critique existe, non moins que le poème dramatique (peut-être, d’ailleurs, dans cet ordre).

Il est question ici, on le voit, de choses sérieuses, et le spectacle, en quelque sorte, est secondaire (accessorium sequitur principale, comme disaient les juristes) ; peut-être est-ce pour cela qu’on ne se rue pas, en France, à la monter : la réalité qu’elle décrit, dont le théâtre français avait donné tant d’exemples, n’a tout bonnement plus cours.

La pièce commence ainsi : Volodia rentre chez lui, après avoir assisté à la représentation de la dernière pièce de Scarpa, qui, une fois encore, malgré tout son talent, l’a déçu. Il a jusqu’à minuit pour écrire sa critique, heure à laquelle il la dictera au téléphone. À peine est-il arrivé que Scarpa, qu’il n’a jamais rencontré auparavant, se présente à sa porte, préférant enfin le rencontrer que fêter avec les acteurs et metteur en scène son succès. Il veut le voir écrire la critique de sa pièce.

La pièce qu’a écrite Scarpa présente elle aussi, d’abord, deux acteurs : des boxeurs. Puis, dans la seconde partie, leur rapport à une femme – qui est peut-être, je dis bien peut-être, une métaphore de la vie.

L’un des boxeurs est le coach de l’autre ; on ne sache pas pourtant qu’il ait lui-même jamais boxé ; les deux hommes s’affrontent sur le ring parce que le coach a dit à son pupille que, malgré son talent, il ne peut pas gagner ; leur combat donne raison au coach : après qu’il a longuement dominé, le jeune homme, brusquement, est mis K.O.

Il apparaît peu à peu au lecteur que Scarpa a écrit sous forme de combat de boxe sa propre rivalité avec Volodia – les critiques radicales de ce dernier, qui n’a jamais écrit de théâtre, l’ayant beaucoup influencé… Au point que peut-être, c’est à ce critique exigeant, dur, qu’est Volodia que Scarpa, pièce après pièce, s’est d’abord efforcé de répondre…

SCARPA. — […] Je ne voulais pas de maîtres. Je refusais quelque maître que ce soit. J’étais un imbécile. J’étais un imbécile, qui avait de la chance. Pour la création de ma première pièce, toutes les critiques ont été bonnes, sauf une. C’est elle qui m’a sauvé. Ce que j’ai pu vous haïr, Volodia. […] Mot à mot, phrase à phrase, j’ai compris que tout ce que vous aviez écrit sur ma pièce était juste. Dès lors, j’ai lu vos critiques, celles de mes pièces et celles des pièces des autres, comme si vous ne les écriviez que pour moi, comme autant de leçons que vous me dicteriez à l’oreille.

Les deux hommes se prennent à jouer les deux rôles, après qu’ils ont pour signifier le ring posé quatre bouquins au sol.

Mais leur vraie divergence tient à la seconde partie. Volodia tient le rôle de la femme pour naïf, facile, complaisant. Scarpa dans un premier temps se défausse sur l’actrice, ce qui est assez inélégant, disant même qu’il avait demandé au metteur en scène de ne pas l’engager. Volodia réplique qu’au contraire, sans cette actrice qui sauve le rôle, la fin serait huée par le public.

SCARPA. — Quelle femme aurais-je dû écrire à votre avis ?

VOLODIA. — À commencer par les mots qu’elle dit. Vous n’êtes pas parvenu à parler la langue de cette femme. Cette phrase qu’elle répète : « Je saurais chanter, je pourrais m’en sortir… »

SCARPA. — « Si je savais chanter, je serais sauvée. »

VOLODIA. — Elle cherche une chanson pour se sauver. Avec une idée pareille, une actrice moins douée frôlerait le ridicule. […]

Tout est là.

Dans la question de savoir si ce personnage féminin est réussi, si Scarpa l’a saisi, et, en dernière instance, s’il sait ou non quelque chose de l’amour ; si cette phrase que la femme dit est idiote ou non, et, subsidiairement, s’il est ou non important que Volodia l’ait approximativement retenue, et que la phrase de Scarpa, en tout cas en français, soit bien plus belle.

La phrase, d’ailleurs : « Si je savais chanter, je serais sauvée. » est le sous-titre de la pièce (qu’Yves Lebeau, auteur de la traduction, donne avec un sauvé(e), car la phrase de la femme de la pièce de Scarpa est ensuite reprise par les deux hommes).

C’est à peu près à cet endroit de la pièce de Mayorga que tout bascule et Scarpa avoue à Volodia que le modèle du personnage féminin est la femme de ce dernier, qui l’a quitté brutalement, et vit à présent avec lui, Scarpa.

La vie, vous dis-je, peut-être, peut-être…

Pascal ADAM

Juan Mayorga, Le Critique, suivi de Le Songe de Guenièvre, texte français d’Yves Lebeau, Les Solitaires Intempestifs, 2013, 13 €

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