“Les Éternels” de Jia Zhangke : de ce qui est mort, faire une perfection

“Les Éternels” de Jia Zhangke : de ce qui est mort, faire une perfection
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Trois ans après Au-delà des montagnes, la tête de proue du cinéma indépendant chinois Jia Zhangke retrouve sa muse et épouse Zhao Tao dans un film noir en trois temps, ancré dans le milieu de la pègre de Datong, petite ville de la province de Shanxi dont le réalisateur est originaire (et désormais même député).

Nous sommes en 2001, Qiao (Zhao Tao) mène la grande vie avec son fiancé Bin (Liao Fan), petit chef de la pègre locale. Alors que ce dernier se retrouve violemment attaqué par une bande ennemie, Qiao tire deux coups de feu vers le ciel pour faire fuir les agresseurs. Par ce geste elle le sauve, mais se condamne à cinq ans de prison pour port illégal d’arme, refusant de trahir l’identité du propriétaire du revolver, Bin, l’amour de sa vie.

Nous la retrouvons dans une courte mais très belle séquence dans une prison enneigée, où la jeune femme ne croule visiblement pas sous les visites et attend toujours celle de Bin, qui ne daigne pas se montrer. Son absence dure jusqu’en 2006, lorsque Qiao – enfin libre – part à la recherche de son ancien amant. Celui-ci a refait sa vie avec une autre et ne semble éprouver aucun remord envers celle qui a payé pour ses imprudences.

Ruinée et abandonnée de tous, Qiao s’empêche de succomber à son chagrin d’amour en ayant recours à toutes sortes de subterfuges pour retrouver un semblant de vie. Ses pérégrinations donnent au film un vrai souffle comique, notamment lorsqu’elle tente d’arnaquer les riches clients d’un restaurant ou suit un inconnu dans le train avec qui elle fait semblant de partager croyance et passion pour les ovnis.

De retour à Datong, Qiao s’impose comme nouvelle maîtresse de la pègre. Le bruit court que Bin serait lui aussi de retour au bercail, à son tour déchu de tout ce qu’il avait, y compris de l’usage de ses deux jambes. Cette troisième partie, contemporaine, insiste davantage sur l’avancée technologique du pays (les membres de la pègre sont sans cesse rivés à leur iPhone) et la mutation de la ville, symbolisée par le barrage des Trois Gorges, magistralement traitée dans Still life (2007).

Penchant finalement davantage du côté du mélodrame que de celui du film de gangsters, Les Éternels raconte un amour aigri dont plus personne ne veut, mais qui parvient à subsister, voire à renaître. Bin n’a pas d’autre choix que de revenir vers Qiao qui, malgré son amertume, ne résiste pas à l’empathie. Ce n’est pas la passion qui les unit mais une dépendance, tenant plus de la résignation que de l’amour. Ce destin commun inéluctable fait de Qiao et Bin les représentants d’un prolétariat condamné d’avance à subir le joug économique, un des thèmes récurrents de Jia Zhangke.

La forme y est (comme toujours) sublime, des néons roses et verts d’une boîte de nuit où résonne YMCA… à la grisaille en bleu et blanc d’une prison pour femmes, irradiée par la prestance de Zhao Tao, naïve beauté froide devenue impitoyable maîtresse, échaudée par la trahison.

Si le propos n’a rien d’inédit (on pense notamment à la passion destructrice au centre du récent Cold War de Pawlikowski), cette « romance » ne ressemble à rien d’autre. Comme on peut s’en douter de la part d’un metteur en scène comme Jia Zhangke, les effusions n’existent pas. On s’étonne par exemple de l’absence de scène de retrouvailles entre Qiao et Bin après six ans de séparation alors que nous, spectateurs, l’attendions avec impatience : le cinéaste la fait disparaître dans une des nombreuses ellipses du film.

Le romantisme n’est pas absent des Éternels, il n’est pas sans violence : la scène finale, sans trop en dire, est celle d’un effondrement par amour, passé au filtre d’une caméra de surveillance (car une fois encore, l’émotion, lorsqu’elle est trop forte, doit être mise à distance) ; il est la promesse que d’une douleur peut naître un émerveillement. Ash is purest white (le blanc le plus pur est celui de la cendre) dit le titre original  de ce qui est mort, je fais une perfection. Phénix amoureux ou cinématographique ?

Laurent SCHÉRER

 



Jia Zhangke, Les éternels, Chine – France – Japon, 2017, 135mn

Sortie : 27 février 2019

Genre : drame

Titre original : Jiang hu er nv

Classification : tous publics avec avertissement

Avec Zhao Tao, Liao Fan, Diao Yi Nan, Xu Zheng, Zhang Yibai

Photographie : Éric Gautier

Musique : Lim Giong

Distribution : Ad Vitam

En savoir plus sur le film avec CCSF : Les éternels

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