“Météores” de Stéphane Barsacq : une parole qui se vit suspendue au ciel

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Dans le prolongement de Mystica (Corlevour, 2018), l’écrivain Stéphane Barsacq nous offre un second recueil d’aphorismes, Météores, sous forme d’abécédaire, d’Adam à Zweig. Une parole à l’exigence suspendue au ciel.

J’ai eu le plaisir de présenter Mystica, lors de sa publication, dans la belle librairie parisienne des Champs Magnétiques, à proximité de Nation : nous avions alors longuement échangé avec Stéphane Barsacq sur les fondements humains, littéraires ou encore spirituels de ces aphorismes. En ouvrant Météores, je levai ainsi les yeux sur un paysage familier, déjà arpenté à plusieurs reprises, me laissant néanmoins surprendre par de nouvelles aspérités, insoupçonnées lors de ma précédente lecture.

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Un court texte en italique ouvre ce recueil, dans lequel il y a ces mots : « car tout ici, absolument, me rappelle qu’avant d’être ceci ou cela que la société nous impose de croire ou de feindre, nous sommes des hôtes de passage ; rien d’autres que des pèlerins venus aux grands rivages… » L’ici de Stéphane Barsacq est une île en Bretagne ; il est pour moi ma chère Provence, dans ce vallon des Alpilles creusé par le temps, dont les roches blanchies sont des mamelons nourrissant les légendes, les rancœurs, le désir, la folie – hier scellée par le mistral, aujourd’hui sécrétée par l’immobilier –, et plus simplement, plus originellement, la joie.

Il y a dans mon mas deux immenses platanes, impressionnants de vigueur et d’exubérance dès lors que les cigales viennent s’y nicher : ils ont tous les deux plus de trois cents ans. Je sais que ma présence sur cette terre ancestrale est dorénavant menacée ; l’indivision ne broie pas seulement les relations humaines, elle pulvérise aussi celles avec le passé, avec l’histoire, avec la transmission, avec la nature… Ces deux arbres seront, plus que les pierres qui constituent le corps de ferme, ce qui me manquera le plus, une fois que des estrangers auront pris possession des lieux, par la violence pécuniaire qui fait office de loi darwinienne en société.

Ces platanes sont l’horizon de ma finitude, le signe de ce passage dont parle avec finesse et tact Stéphane Barsacq. Ils ont probablement été plantés par des moines de Montmajour, du temps de Louis XV, voire de son solaire prédécesseur sur le trône ; ils ont traversé les moissons et les révolutions, enduré les bourrasques venteuses à décorner les seigneurs des manades et soutenu les chaleurs à rendre fadas les calignaires transis de désir, de désespoir ou des deux (lire Mirèio, encore). Je reviens à ces platanes comme la Véronique de Krzysztof Kieślowski, magnifiquement interprétée par Irène Jacob, non cependant pour me rassurer devant ce qui me déborde, mais pour retrouver un peu de cette sève qui a permis mon existence.

C’est face à ces arbres que me revient régulièrement la sublime question posée par Jean Giraudoux dans ce qui est selon moi, et de loin, la plus forte scène de La guerre de Troie n’aura pas lieu, et peut-être l’une des plus belles du théâtre français : que pesons-nous ? Que pesons-nous face à un grain de sable pluriséculaire, face à une ligne d’horizon sur l’océan inamovible, face à un platane de trois cents ans ?

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Stéphane Barsacq, Météores, CorlevourÀ propos de Jean Giraudoux. Stéphane Barsacq lui consacre une entrée, le qualifiant de « Mozart des Lettres […] pour la précocité de son génie et les ressources illuminantes qu’il fait constamment jaillir de ses rythmes instinctifs… ». Il ne voit qu’un équivalent, qu’il met aussitôt à part : Arthur Rimbaud – poète auquel l’auteur de Météores revient continuellement comme l’antienne d’une psalmodie vitale mise en mots.

De Rimbaud et de musique, il en est continuellement question. Rappelons que l’écrivain a commis un essai sur l’illustre poète : Rimbaud, Celui-là qui créera Dieu (Seuil, 2014). Quant à la musique, elle occupe une belle place dans sa bibliographie : Johannes Brahms (Actes Sud, 2008), Le piano dans l’éducation des jeunes filles (Albin Michel 2016) et jusque dans son premier recueil d’aphorismes, Mystica.

« J’aime le baiser de la musique : presque sans poids, presque sans corps. » Qu’il évoque les cantates de Bach, les sonates de Haendel, les œuvres de Haydn, Mozart, Brahms, etc., ne nous surprend pas. Il a ses inclinations, nous avons les nôtres ; certaines sont communes, et l’on déplore les oublis : Schubert, Mahler, Bruckner, Dvořák, Sibelius

Ce qui est en revanche plus original, et touchant à bien des égards, est son hommage répété aux chanteurs et interprètes : Alfred Deller et Hélène Grimaud (qui a préfacé son livre sur Brahms), mais aussi Milstein, Ivo Pogorelich, Hans Hotter, Gustav Leonhardt… Ils sont ceux qui transmettent l’acte créateur, qui actualisent la beauté dans l’espace sonore. Ils sont ceux par qui la musique passe d’une essence à une existence, de l’être à l’étant.

Jaillissement miraculeux que je ressens pour ma part autant dans la musique qu’en littérature, à travers les traducteurs, trop souvent ignorés : Pierre-Marie Finkelstein, Olivier Le Lay, Daniel Cunin, Nicolas Waquet et tant d’autres. Lorsque je pense aux interprètes, j’ai souvent en mémoire l’image d’Eugenia, la jeune et sémillante traductrice d’un poète russe pris dans une nostalghia qui est l’autre nom, pour Andreï Tarkovski, de la désespérance profonde – du moins de sa tentation. Eugenia, avec ses longs cheveux à la puissante sensualité, est la possibilité d’une survie, l’horizon d’une espérance, l’esquisse d’une résurrection pour Gortchakov, au-delà de la maison de la fin du monde.

En mentionnant ces interprètes, ceux qui offrent aux compositeurs une nouvelle vie, Stéphane Barsacq nous rend attentif à ces passeurs que l’histoire oublie plus rapidement que les compositeurs et les écrivains, et sans qui l’art resterait en partie une terra incognita.

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« Adam est un dieu déchu, Jésus est l’homme divin. D’un testament à l’autre, le signe change et s’inverse, mais le chiffre reste le même. »

Les météores évoquent aussi bien ces corps célestes qui se meurent en une traînée incandescente – traces de l’écrivain de passage – que ce magnifique relief de Thessalie, creusé par le dieu fleuve Pénée, qui porte jusqu’aux cieux des monastères chrétiens orthodoxes nichés dans les roches majestueusement escarpées, jetées sur terre par la Providence, monastères que l’on surnomme les Μετέωρα Μοναστήρια, ces « monastères suspendus au ciel » – traces de Dieu de passage.

Passage de l’homme. Passage de Dieu. Entre Adam et Jésus, entre l’homme qui voulut se faire Dieu et le Dieu qui se fit homme, oscillent ces fulgurants météores poétiques, qui laissent derrière eux des traînées de mots et des zébrures de lumière en même temps qu’ils expirent.

Adam. Jésus. Homme. Dieu. Vie. Mort. Le principe même du météore est de s’anéantir en une profusion de feu. Elle exhale sa clarté par sa trajectoire mortelle, comme l’unique don possible in hac lacrimarum valle. Cette ambiguïté se trouve au cœur de certains aphorismes de Stéphane Barsacq, dont celui-ci, particulièrement pertinent.

« Je rêve d’une réflexion sur la littérature du XXe siècle, c’est-à-dire sur ce qu’il en restera, sur ses grands écrivains. Je prédis que ceux-là ne sont pas Proust, Joyce ou Faulkner exclusivement. Ce sont Chalamov, Soljenitsyne ou Jabès – ceux qui ont vécu notre temps en face, depuis les camps. Les premiers font de la littérature héritée des pratiques esthétiques du XIXe siècle, qu’ils portent à leur terme, là où l’art n’aboutit qu’à l’art quand les seconds dépassent la littérature pour en toucher les fondements qui ne sont pas, qui ne peuvent être esthétiques, mais religieux : ils décrivent l’enfer singulier d’une époque, celle d’Auschwitz ou du Goulag, pour affirmer, malgré tout, le génie de l’homme et sa souffrance ; et cet espoir de plus de poids que la mort même. La littérature à son origine n’exprime la beauté que dans la mesure où cette beauté est soit tragique – c’est la littérature grecque avec Homère et Sophocle, Eschyle et Euripide – soit prophétique – c’est toute la tradition héritée de la Bible. Dans les deux cas, il y va de la mort et du salut, de l’éternité et de la damnation, d’où une poésie poignante propre à révéler la vérité de l’homme pris entre ces deux infinis. » (p. 37)

Il y a là comme un mouvement de balancier : ces météores vont d’un pôle à l’autre en un mouvement apparemment mystérieux. Mais tel un métronome, ces pôles livrent un seul son, un même rythme, une unique pulsation – « espérons que nous sommes éternels dans la Vie ».

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Il y a bien tel éclat qui nous demeure mystérieux ou étranger, certaines assertions mériteraient évidemment un plus ample débat… Stéphane Barsacq a – c’est une banalité que d’ajouter : comme tout homme – ses enthousiasmes et ses rejets. C’est par ailleurs le propre de l’aphorisme, qui contracte la pensée pour mieux la faire jaillir dans toute sa vitalité. L’écrivain s’engage dans sa parole, qui tranche et nous conduit à nous positionner en retour, à la hauteur de l’exigence qu’il exprime et qu’il souhaite suspendue au ciel – rien de moins.

Pierre GELIN-MONASTIER

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Stéphane Barsacq, Météores, Corlevour, 2020, 176 p., 15 €

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Source photographique : Pixabay



 

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