Mutualité et Europe : haute politique versus remboursement des lunettes ?

Mutualité et Europe : haute politique versus remboursement des lunettes ?
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Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski*

On peut comprendre que les dirigeants français de la Mutualité de santé se sentent parfois à l’étroit dans leur communication quotidienne. Coincés entre la place congrue que leur laisse la Sécurité sociale et la vive concurrence que leur font les assureurs non mutualistes, ils aiment à s’évader de ce réduit pour embrasser, de temps à autre, les questions de société les plus vastes. Ils s’y sentent pleinement légitimés, de par leur histoire et le souvenir de certains de leurs pères fondateurs, et aussi de par le consentement tacite de leurs sociétaires.

Lorsque le sujet abordé peut se rattacher aux affaires de santé ou de prévention, qu’il s’agisse de sport, d’hygiène de vie, de contraception ou d’additifs alimentaires, la Mutualité ne s’éloigne pas trop de son objet premier, et c’est tout naturellement qu’elle se transforme en prescripteur moral, intervenant aux lisières du champ politique mais sous couvert de conseils sanitaires. Les choses sont moins simples lorsqu’elle s’aventure sur des terrains plus éloignés, comme l’organisation générale de la vie démocratique, la transition énergétique ou, et c’est notre sujet du jour, la construction européenne.

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Dès avant la Grande Guerre, les dirigeants de la tendance républicaine de la Mutualité comptaient parmi les plus actifs des précurseurs de l’idée européenne et des artisans des initiatives de paix entre les nations. La figure tutélaire de Léon Bourgeois résume bien ce pluralisme et toute l’ambiguïté qui en découle. Lisez une biographie de ce personnage ; vous y découvrirez quelqu’un qui a connu tous les honneurs de la vie politique, président de l’Assemblée, puis du Conseil, puis du Sénat, plusieurs fois ministre… Vous apprendrez qu’il reçut le prix Nobel de la Paix, qu’il commença sa carrière comme préfet du Tarn et la termina comme président de la Société des Nations. Vous apprendrez aussi que ce haut dignitaire de la franc-maçonnerie fut un moment préfet de police de Paris, à un autre président de la ligue de l’enseignement, et encore à un autre président du Conservatoire national des arts et métiers. Bref, une vie on ne peut plus remplie !

Maintenant, intéressez-vous à l’histoire de la mutualité. Et là, vous saurez que celle-ci s’est fédérée en 1902 à l’appel d’un certain Léon Bourgeois, qui en fut l’initiateur, l’inspirateur, et selon ses propres termes, le « parrain ». Une lecture rapide vous convaincra, comme elle en a convaincu bien d’autres avant vous, que ce Léon Bourgeois fut le théoricien fondateur de la Mutualité, cause à laquelle il a consacré sa vie toute entière – et qu’il eut, à côté, quelques autres engagements, quelques activités complémentaires. Et, de lecture rapide en certitudes tranquilles renforcées par une paresse intellectuelle largement partagée, les dirigeants de la Mutualité se sont accoutumés à l’idée que l’Europe, comme la Paix, sont des prolongements naturels du mutualisme.

Ils ont cru que l’Europe allait spontanément leur ouvrir les bras. Ce ne fut jamais le cas ; bien au contraire, ils n’y rencontrèrent que des portes fermées, des refus, des humiliations. Mais jamais ils ne se départirent de leur bienveillance. Un jour, ils seront compris, reconnus, aimés. Ce jour n’est jamais venu, mais il viendra ; c’est un acte de foi.

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La Mutualité dut passer par les fourches caudines des directives européennes sur la concurrence ; elle fut contrainte de scinder ses activités de gestion d’équipements sanitaires et sociaux de ses activités d’assurance, et obligée de se concentrer à marche forcée, le nombre de mutuelles ayant été, sous l’effet de fusions en cascade, divisé par plus de dix en quelques années. Ce double mouvement a fait disparaître les mutuelles de proximité, celle où les sociétaires pouvaient réellement participer à la gestion, donnant naissance à des groupes de plus en plus massifs, lointains et anonymes.

Dans les débats européens, la spécificité mutualiste fut souvent ignorée, parfois même niée. Mais jamais la Mutualité ne transforma son amour déçu en ressentiment. Il fut question, dès 1993, de mettre en place un « statut européen des mutuelles ». Cette mesure, dont personnellement je pense qu’elle n’aurait eu qu’un intérêt très, très limité, était devenue au fil des ans et des atermoiements une sorte de fétiche, toujours réclamé, toujours promis, jamais accordé. À force, plus personne ne pouvait dire à quoi cela pourrait servir, mais c’était désiré comme un signe de reconnaissance, une faveur, un sourire que l’Europe aurait enfin pu accorder à son soupirant constamment éconduit et jamais découragé. Je crois que l’affaire n’est pas définitivement enterrée et qu’elle pourrait resurgir à tout moment.

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Ce que nos Français ont le plus de mal à comprendre, c’est que l’Europe ne se réduit pas à Bruxelles et que les enjeux franco-français n’y tiennent pas toujours le premier rang. Il y a aussi en Europe d’autres pays, qui curieusement n’ont pas connu Léon Bourgeois ni sa doctrine solidariste, et qui ne semblent pas vouloir en faire grand cas. Étrange, non ?

C’est dans ce contexte que la Mutualité vient de publier un manifeste par lequel elle entend peser sur les prochaines élections européennes. Construisons ensemble l’Europe sociale de demain, document que chacun peut lire en ligne, se double d’une « grande consultation citoyenne » qui certes ne sera pas seule sur ce marché. Il faut espérer que les participants à ce débat sauront faire preuve de plus d’originalité que le manifeste lui-même, car celui-ci est d’une rare indigence ! Derrière des proclamations triomphalistes, telles que « le modèle mutualiste est capable de fournir des réponses aux crises économiques, sociales et démocratiques que l’Europe traverse » (mais dites-nous vite lesquelles !), on y chercherait en vain la trace d’une seule idée, d’une seule proposition. Le terme le plus souvent cité, qui revient comme le tintement d’une horloge, est celui de protection, et il ne semble pas s’agir ici de préservatif. Sommes-nous donc à ce point demandeurs de protection ? Et est-cela que nous attendons de l’Europe ?

Il faudrait lire entre les lignes, mais le texte a été tellement nettoyé de toute aspérité qu’il semble qu’il n’y ait rien à lire. Ce n’est pas par de telles initiatives que les mutuelles françaises marqueront des points dans la concurrence qui les oppose aux autres assurances complémentaires santé…

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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