“Nickel Boys” de Colson Whitehead : l’humanité tragique

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Dans son septième roman, Nickel Boys, paru aux Éditions Albin Michel, Colson Whitehead s’empare d’un fait divers et plonge aux racines de l’humanité, interrogeant les notions de racisme, de violence et de justice au fil d’une narration cadencée au final inattendu. Puissant et bouleversant.

Elwood Curtis a été abandonné à sa grand-mère maternelle par ses parents qui se sentaient à l’étroit dans la petite ville de Tallahassee et pas du tout concernés par leur rôle de parents. Elwood a alors six ans, c’est à ce moment précis qu’il a ouvert les yeux sur le monde.

L’innocence bafouée

Sa grand-mère, Harriet Johnson, est une femme aimante et attentive qui croit en lui, lui apprend la bonté et la persévérance, à taire ses peurs. Ils vivent dans la Floride du début des années soixante, un État encore ségrégationniste peu à peu atteint par la vague des mouvements anti-raciaux. Elwood, qui a reçu de sa grand-mère à la Noël 62 le disque Martin Luther King at Zion Hill, est galvanisé, il veut participer, résister, bouleversé par les mots du Révérend : « Nous devons croire dans notre âme que nous sommes quelqu’un, que nous ne sommes pas rien, que nous valons quelque chose, et nous devons arpenter chaque jour les avenues de la vie avec dignité, en gardant à l’esprit que nous sommes quelqu’un. »

Elwood est intelligent, amoureux des livres et promis à un bel avenir. Du haut de ses treize ans, il a déjà le sens de la justice : « Il n’avait pas défilé devant le Florida Theatre pour défendre ses droits ni ceux de la race noire ; il avait défilé pour les droits de tous, même ceux qui l’insultaient. » Son professeur d’histoire, M. Hill, remarque ce garçon pas comme les autres et lui offre de suivre un cours de littérature à l’université. Sur le chemin pour s’y rendre, Elwood fait du stop. Rodney l’embarque dans sa superbe Plymouth… volée. Bien vite cueilli par la police, Elwood, qui n’a pas voix au chapitre en raison de sa couleur de peau, se voit condamné à purger sa peine à la Nickel Academy dont il ignorait l’existence. Il est étonné de découvrir l’endroit bucolique.

« Il s’attendait à de hauts murs de pierre surmontés de barbelés, mais il n’y avait même pas de murs. Le campus était impeccablement entretenu, une oasis de verdure au milieu de laquelle se dressaient des bâtiments en brique rouge d’un ou deux étages. Des cèdres et des hêtres, grands et anciens, dessinaient des zones d’ombre […] Dans sa tête, il avait imaginé des prisonniers enchaînés à des boulets, des scènes de dessins animés, mais ces jeunes gens-là s’amusaient à courir comme des fous sur l’herbe. »

L’école comprend deux sites pour plus de six cents élèves, dans le bas les Blancs, sur la colline les Noirs. Elwood découvre vite qu’elle n’a d’école que le nom, aucun enseignement n’y étant dispensé. Il s’agit d’accomplir des travaux d’intérêt général pour gagner des bons points et gravir les échelons vers le billet de sortie, passant du statut d’Asticot à celui d’Explorateur, ensuite de Pionnier pour finir par As. En clair, il faut rester dans le rang, ne pas faire de vague, ne pas entrer dans le collimateur de Maynard Spencer, le sous-directeur, un homme qui aime formuler des menaces et en savourer les effets. Elwood, victime d’une erreur judiciaire, s’interroge : « Quelle place donner à cet endroit dans la trajectoire de sa vie ? » Quand il intervient pour défendre un plus jeune agressé par la minable brute locale, il se fait sévèrement battre par Spencer lui-même. Il prend conscience de tous les sévices subis par les garçons, physiquement et psychiquement, qui les brisent et les privent du simple plaisir d’être ordinaires. Elwood est marqué dans sa chair, à vie.

« Les garçons arrivaient diversement abîmés à Nickel, où ils écopaient de nouvelles meurtrissures. Souvent, des écarts plus graves et des institutions plus dures les attendaient. Que ce soit avant, pendant ou après, s’il fallait définir leur trajectoire générale, les garçons de Nickel étaient baisés. »

Si son optimisme s’effondre, Elwood ne consent pas à fermer les yeux, ce qui reviendrait à être complice. Il réfléchit à un moyen de faire savoir au monde extérieur les exactions, les humiliations, pire encore les disparitions qui sont le lot quotidien à Nickel. Il existe quatre façons de sortir de l’école. La première est de purger sa peine, une période qui varie de six mois à deux ans. La deuxième consiste en une intervention magique du tribunal – « une tante perdue de vue ou un cousin plus âgé se matérialisaient pour relever l’État de sa tutelle ». La troisième, radicale, est la mort, éventuellement de « causes naturelles », les conditions sanitaires étant déplorables, la malnutrition commune. La quatrième option est de fuir, dangereux choix si vous étiez repris – « Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. » Et puis, il y a une cinquième possibilité, inventée par Elwood, qui est de se débarrasser de Nickel. Que rien n’ait raison de lui, qu’il ne cesse pas de se battre, qu’il conserve son humanité.

« Depuis sa naissance, le monde lui murmurait des règles qu’il refusait d’écouter, préférant suivre un ordre supérieur. Et le monde continuait à l’instruire : Interdis-toi d’aimer quiconque car les gens disparaissent, n’accorde pas ta confiance car elle sera trahie, n’ouvre pas la bouche car on te la fermera. Mais il continuait d’entendre ces impératifs plus nobles : Aime et cet amour te sera rendu, crois dans la voie de la justice car elle te mènera à la délivrance, bats-toi et les choses changeront. »

Vers une justice

Colson Whitehead, Nickel Boys, Albin Michel couvertureLe roman s’ouvre sur cette phrase glaçante et percutante : « Même morts, les garçons étaient un problème. » Ils le sont en effet lorsque, à l’occasion de travaux en vue de la construction d’une esplanade, un cimetière clandestin est mis au jour au nord d’un campus universitaire. L’histoire est vraie, Colson Whitehead s’en fait le témoin. C’est en 2013 qu’une équipe d’anthropologues de l’Université Sud Floride exhume des corps sur le site de la Florida State Reform School, alias l’École Dozier, un établissement de redressement fondé en 1897 et fermé en 2011, soi-disant pour raisons budgétaires, en vérité à la suite d’une enquête pour maltraitances, close par l’État en 2010 par manque de preuves, ré-ouverte en 2013 avec la découverte de près de cent corps. Les analyses montrent des causes diverses à ces morts : l’épuisement, l’assassinat par balle, les sévices. Le plus jeune garçon avait six ans.

L’auteur s’est donné mission non seulement d’explorer les blessures raciales encore vives mais aussi de montrer les effets de la violence pure. Les enfants étaient envoyés à l’École Dozier pour meurtres, vol et exactions diverses comme pour des incidents mineurs tels l’absentéisme scolaire, la dépendance et le mauvais comportement, encore parce qu’ils étaient orphelins sans possible famille d’accueil. L’École, dans son écrin champêtre, se voulait « progressiste » dans ses méthodes, moins brutales que celles infligées ailleurs. Elle fut un véritable enfer sur terre, « la Maison Blanche de l’horreur ». Hors du contrôle de l’État, l’impunité comme la malversation y régnaient. Les agressions étaient autant physiques que morales et sexuelles. Il y avait un « cachot du viol », des cages à sueur et le « fond », un endroit isolé, à l’abandon, où des anneaux sont fichés dans les arbres – « La majorité des garçons qui connaissaient l’existence des anneaux dans les troncs sont morts aujourd’hui. Le fer, lui, est toujours là. Rouillé. Profond dans la pulpe des arbres. Il parle à qui veut l’écouter. »

Les garçons qui sont passés par cette école, qui en sont sortis et sont devenus des hommes, ont très longtemps gardé le secret. Beaucoup se sont engagés à l’armée, sont tombés dans l’alcool et la drogue, jouant des poings. La violence totale, la peur chevillée aux tripes 24h sur 24 ne peuvent qu’engendrer la violence. Des groupes de soutien se sont finalement formés, dont « White house Boys », afin que soit reconnue la responsabilité de l’État de Floride, si mince cataplasme sur des blessures à vif.

« Lorsque le cimetière clandestin fut découvert, Elwood sut qu’il serait obligé d’y retourner. Le bosquet de cèdres au-dessus de l’épaule du journaliste raviva la chaleur sur sa peau, le chant strident des cigales. Ce n’était pas si loin. Ce ne le serait jamais. »

Colson Whitehead fut couronné d’un deuxième Prix Pulitzer pour Nickel Boys, à la suite du mémorable Underground Railroad paru en 2017 – histoire du réseau de routes clandestin par lequel les esclaves fuyaient au XIXe siècle. Il entre dans la lignée des doubles primés, aux côtés de Booth Tarkington, William Faulkner et John Updike.

Avec Nickel Boys, l’auteur poursuit son exploration de la question raciale aux États-Unis et des profondes blessures engendrées. Si nous les connaissons, sait-on réellement ce que disent les mots « ségrégation », « lois Jim Crow » ? Colson Whitehead nous fait entrer dans la peau d’un Noir pour nous faire ressentir physiquement et psychiquement ce qu’est le racisme et quel impact il peut avoir sur les idéaux d’un gamin profondément humain. Il nous raconte les vies outragées, volées, entre tragédie et aberration. Il nous dit la force de l’instinct de survie, la beauté de la fraternité, celle qui fait croire en un même avenir, qui permet d’avoir prise sur le grand levier du monde. L’écriture est agréable, sans fioriture, et ne nous épargne pas les images choquantes et bouleversantes de la déshumanisation infligée. La littérature a ceci de bon qu’elle se fait le témoin de l’Histoire, celle retouchée, celle éradiquée, et interroge la notion de justice.

Stéphanie LORÉ

Colson Whitehead, Nickel Boys, trad. Charles Recoursé, Albin Michel, 2020, 272 p., 19,90 €

 



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