Occupation de théâtres : les artistes entrent en résistance

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L’Odéon, le théâtre national de Strasbourg, la Colline (Paris), un théâtre de Pau… De plus en plus de théâtres sont occupés par des artistes qui demandent notamment la réouverture des salles de spectacle fermées, la prise en charge des plus précaires ou encore le retrait de la réforme de l’assurance chômage. En dépit de revendications légitimes, l’occupation de lieux déjà fermés peut questionner.

1968. Le théâtre de l’Odéon est occupé et devient une agora où se tiennent des échanges musclés. On y retrouve des professionnels du spectacle vivant, des étudiants, des ouvriers et des personnalités… sous le regard bienveillant du directeur du lieu, Jean-Louis Barrault.

2021. Le 4 mars, quelques artistes proches de la CGT-Spectacle pénètrent dans le théâtre de l’Odéon et s’y enferment ; ils sont visités deux jours plus tard par Roselyne Bachelot, ministre de la Culture. Par la suite, plusieurs théâtres sont investis, à Paris et Strasbourg notamment, essentiellement par des étudiants.

1968-2021 : quelle filiation ?

Y a-t-il filiation entre ces deux événements ? À lire les commentaires dans les articles et sur les réseaux sociaux, certains voudraient le croire, mais au-delà de la seule occupation des lieux et d’un certain esprit de revendication politique, il n’y a guère de point de comparaison.

En 1968, l’occupation de l’Odéon advient dans un esprit de convergence des luttes. Le théâtre est occupé pour devenir une agora interdisciplinaire qui réunit des travailleurs de tous les secteurs. Plus de cinquante ans après, la situation a bien changé : les artistes sont isolés, de même qu’ils ont été aux abonnés absents du plus grand mouvement populaire récent, celui des gilets jaunes, ainsi que l’analyse très bien Marc Sagary dans sa chronique intitulée « La culture de l’entre-soi ».

Ils se retrouvent aujourd’hui bien seuls dans leur lutte, quand il aurait précisément fallu une action concertée et solidaire. D’autant que le contexte a lui aussi changé : nous sommes en pleine pandémie, qui implique des mesures politiques divisant considérablement la population française. Si beaucoup s’accordent sur l’absurdité de certaines mesures, qui ferment certains lieux (restaurants, bars, lieux culturels…) quand ils ouvrent presque tous les autres pour des raisons assez obscures, si nous avons dénoncé ici la dimension totalement arbitraire et injuste de ces décisions, d’autres élèvent néanmoins la voix pour dénoncer, tel Guy Sisti, ancien directeur du théâtre de Grenoble, l’action de certains syndicats qui veulent la réouverture des salles comme s’il n’y avait pas d’épidémie, comme si tout le monde – y compris les scientifiques – ne naviguait pas à vue.

« C’est le Poujadisme contre les sciences, affirme-t-il dans un message envoyé à la rédaction. Outre le ridicule de cette revendication, c’est la démonstration du dogmatisme associé à la démagogie qui sont pratiqués. Tout est bon pour poser une revendication, profiter d’une situation pour rassembler (pour ne pas dire exploiter) des salariés qui souffrent et qui ont besoin, légitimement, comme tout le monde, que ça s’arrête. Et la solidarité passe au second plan… Les soignants dans les hôpitaux qui sont débordés, mais aussi les patients, apprécieront que s’ouvrent ces foyers de brassage de population ! C’est dans l’épreuve que l’on vérifie les valeurs. »

Toutes ces divisions – internes et externes – sont à prendre en compte pour mesurer l’éventuelle pertinence de cette action qui se contente pour l’instant de reproduire les méthodes d’un autre temps, sans la force du collectif.

Améliorer les droits des intermittents

Les élèves de l’école d’art dramatique du théâtre national de Strasbourg affirment quant à eux, dans un communiqué, qu’ils se mobilisent précisément au nom de la solidarité, « pour la survie » de tous ceux qui se retrouvent « en situation de précarité », qu’ils appartiennent ou non au secteur artistique ; la lutte se veut plus vaste que le seul secteur ou que le seul contexte pandémique.

« Cet acte de mobilisation a pour objectif d’interpeller les pouvoirs publics sur la gravité de nos situations et d’améliorer les droits des intermittents touchés par la crise sanitaire », expliquent-ils, avant de lister leurs revendications : réouverture des lieux de culture, prolongation et élargissement de l’année blanche, soutiens financier et psychologique pour les étudiants, plan d’accompagnement pour l’accès à l’emploi, extension des droits aux congés maladie et maternité à tous, retrait de l’assurance chômage, plan de soutien à l’emploi…

Occuper des théâtres : s’enfermer dans des lieux… fermés ?

Il y a fort à parier que, du fait de la couverture médiatique dont ces événements font aujourd’hui l’objet et du ras-le-bol général, beaucoup d’autres théâtres soient prochainement occupés. Si l’on ne peut qu’être profondément solidaire de la situation vécue par les artistes, si Profession Spectacle n’a jamais cessé d’être aux côtés de tous les acteurs artistiques et culturels tout au long de ces mois, la méthode ne manque pas d’interloquer. Que ce soit clair : ce n’est pas le fond mais la forme qui m’interroge. Quel sens y a-t-il à occuper des lieux qui, fermés – de manière discontinue – depuis un an, ne gênent de facto personne ? L’Odéon n’est pas Wall Street !

Et il ne saurait être question ici d’agora rassemblant au-delà du seul milieu artistique : ce sont simplement des artistes qui s’enferment sur leurs lieux de travail, disant se battre pour tous mais luttant surtout pour eux-mêmes, faute de convergence interprofessionnelle… La triste histoire des mouvements sociaux nous le montre continuellement : les occupations de lieux de travail ressemblent hélas souvent à des champs du cygne. Agir était devenu une évidence, aussi bien qu’une nécessité ; nous l’avons défendu dans ces colonnes, depuis plusieurs mois. Mais n’y avait-il pas d’autre méthode que de s’emparer de lieux déclarés « non essentiels » et devenus inoffensifs en contexte de pandémie ?

Comment peuvent-ils espérer être entendus par un gouvernement quand on sait que, depuis la présidence de François Hollande, toutes les manifestations populaires et les grands mouvements sociaux n’ont jamais fait l’objet de la moindre considération réelle ? Souvenons-nous : la loi El Khomri, la Manif pour Tous, Nuit debout et – par-dessus tout – les gilets jaunes, seul mouvement d’envergure à rassembler des personnes de tous les horizons, croyances, couleurs et mouvances politiques.

Perspectives

Quand un million de personnes ne suffisent pas à déplacer un pouvoir politique, que peut-on escompter pour un mouvement qui rassemble quelques centaines d’artistes ? Tout dépend évidemment de l’ampleur que va prendre la mobilisation, si elle parvient à rejoindre de nouveaux secteurs artistiques, voire d’autres corps de métier, créant ainsi la convergence indispensable. Alors, là, peut-être… Telle est probablement la plus grande crainte du gouvernement et la seule perspective possible au mouvement actuel : que les artistes soient l’étincelle qui fasse partir la contestation et donne une respiration bienvenue !

L’appui de personnalités peut également aider : Robin Renucci, président de l’Association des centres dramatiques nationaux, s’est notamment déplacé à Odéon pour exprimer le « plein soutien des CDN », mais s’il est une sommité dans le monde du théâtre, il n’a cependant pas la reconnaissance du grand public. Il faudra des noms bien plus célèbres, susceptibles non seulement d’attirer la grande presse, mais encore d’accrocher le reste de la population… qui est déjà bien affectée, elle aussi, par la situation actuelle.

À moins que d’autres actions, plus inventives, plus en prise avec notre temps, ne voient le jour et suscitent non seulement l’adhésion, mais encore l’enthousiasme du grand public, pour le moment indifférent. Il faut faire plus, il faut faire mieux, il faut frapper plus fort et plus juste. À défaut de l’ampleur, la forme même pourrait avoir son importance, qui prendrait en compte l’épidémie et susciterait l’adhésion d’autres corporations… Or, n’est-ce pas le propre des artistes de faire preuve de créativité ? Il y a quelque chose à inventer pour porter la cause des travailleurs de l’art, comme Gandhi, en son temps, a inventé des formes de contestation. Les occupations ne seraient dès lors qu’une première étape, nécessaire pour fédérer le milieu.

Car il est possible, sans cela, que ces occupations ne conduisent à rien : le gouvernement agira probablement comme il le fait hélas habituellement, en lâchant du lest ce qui dérange le moins et en ne transigeant pas sur les véritables dossiers – et tout le monde rentrera sagement chez soi. Faut-il préciser que j’espère bien évidemment qu’il n’en sera rien ?

Pierre GELIN-MONASTIER

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