Si la culture est la « religion d’une société laïque », le martyr Fleur Pellerin est en bonne voie vers la canonisation républicaine !

Si la culture est la « religion d’une société laïque », le martyr Fleur Pellerin est en bonne voie vers la canonisation républicaine !
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Dans une interview récente donnée à Marie Guichoux et publiée le 17 février sur le site du Nouvel Obs, Fleur Pellerin revenait sur son éviction du ministère de la Culture. On perçoit tout l’intérêt médiatique de cet entretien qui n’en comporte pas d’autres… ou presque. Il y a tout de même ce moment où l’ancienne ministre exprime sa vision de la culture, qu’elle qualifie de « religion d’une société laïque ». Une expression qui en dit long pour notre chroniqueur Maussano Cabrodor.

Chronique : « Humeurs actuelles »

Pour ne pas être accusé de tronquer la citation, replaçons-la dans son contexte« La conception que j’ai du ministère de la Culture est celle d’un lieu central de la transformation sociale. […] La culture, plus encore que l’éducation, permet à chacun d’éprouver sa sensibilité, bien sûr, mais aussi de se construire comme individu et comme citoyen, de comprendre sa place dans la société et dans le monde. Dans une période d’instabilité, de doutes, de questionnement sur l’identité et la nation, la culture est la religion d’une société laïque. Elle donne des clés d’explication ; elle doit aussi permettre de rebattre les cartes entre les générations et les gens issus de conditions sociales différentes. »

Le reste de l’interview relève trop du langage politique convenu pour que nous nous y arrêtions. Loin de nous l’idée d’attaquer Fleur Pellerin personnellement. Cette simple petite phrase, et l’ensemble de la pensée qu’elle contient, nous apparaît symptomatique d’une vision qui traverse nombre de nos contemporains.

Recherche d’une religion pour l’homme sans Dieu

Il est tout de même étonnant que la République française, longtemps laïque dans le sens d’un antichristianisme révolutionnaire revendiqué, ait voulu bannir Dieu de sa sphère publique, pour mieux bâtir ensuite ses petites religions successives. Oh !, il y eut bien le culte à l’Être Suprême, mais ce fut surtout un culte de la Terreur suprême, avec ses milliers de morts…

La raison déifiée ne saurait être glorifiée par la violence ; celle-ci est contraire autant à la vérité de la raison qu’à celle de la foi. Même le pape Benoît XVI serait d’accord avec une pareille assertion, comme il l’a énoncé dans son fameux discours de Ratisbonne, en septembre 2006.

Devant un pareil échec, on a instauré la divinisation des concepts : liberté, égalité, fraternité, laïcité… Mais leurs adeptes ne cessent, depuis 1789, de s’entredéchirer sur le sens de ces termes qui n’ont plus d’assises. Il ne reste que la charte des Droits de l’homme, que Luc Ferry et André Comte-Sponville s’accordent à reconnaître comme le principe fondateur de toutes choses. Nous voici avec une néo-religion d’un Livre d’une seule page, contrefaisant – comble de l’ironie ! – les tables de la Loi données par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï.

On a la littéralité du texte, à défaut de s’accorder sur l’esprit. Alors on bâtit des temples à n’en plus finir, de la République des professeurs à celle des juristes : Marianne trône au-dessus des tribunaux et l’école devient « sanctuaire », selon la fameuse expression de Jacques Chirac.

Ces succédanés spirituels s’étiolent les uns après les autres… Qu’à cela ne tienne, on n’a pas encore essayé l’art et la culture ! Et voici la culture érigée au rang de « religion d’une société laïque », ce qui nécessite un nouveau culte quotidien. En ce sens, Fleur Pellerin ne devrait pas se « victimiser » comme elle le fait, mais s’affirmer avec fierté : toute religion a sa victime ! Elle qui était Pellerin, la voici dorénavant élevée au rang de martyr. La canonisation républicaine n’est pas loin : la Légion d’honneur serait-elle pour bientôt ?

Avènement de « l’Homo festivus »

Nous ne le nierons pas : l’art et la culture portent dans leur nature même un humanisme, une spiritualité, en ce qu’ils expriment la capacité de création inhérente à la nature humaine. Il est intéressant de noter que l’art profane se situe encore dans un rapport au sacré, en se situant littéralement « devant le temple », pro-fanum. Le qualificatif introduit originellement une distinction entre sacré et non sacré, fût-il religieux. Ainsi les mystère médiévaux, profondément religieux dans leur sujet, relèvent-ils du profane.

La nouveauté apportée par le XXe siècle est le glissement opéré vers une civilisation « hyperfestive », selon l’expression de l’essayiste Philippe Muray. Si certains s’en réjouissent, je ne peux que penser, avec Pier Paolo Pasolini ou Aldous Huxley, qu’il ne s’agit là que d’une résurgence du « panem et circenses » romain : « Profitez de la vie, jouissez sans entraves, pendant qu’on s’occupe de tout. »

Ou pour le dire avec les mots de Pasolini lui-même…

« Le néofascisme sera l’ultime expression du libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en Mai-68. Sa spécificité tient dans cette formule : “Tout est permis, mais rien n’est possible.” À la permissivité de l’abondance, de la croissance, des nouveaux modèles de consommation, succède l’interdit de la crise, de la pénurie, de la paupérisation absolue. »

La messe festive sera dorénavant quotidienne. La divinisation de l’art peut revêtir le costume d’un totalitarisme silencieux : on accorde une totale liberté dans la culture et les mœurs (car l’hyperfestivité joue sur ses deux plans), pour mieux asservir les peuples.

PPhilippe Murayrenons le temps de lire ou relire Philippe Muray :

« Dans le monde hyperfestif, la fête n’est plus en opposition, ou en contradiction, avec la vie quotidienne ; elle devient le quotidien même, tout le quotidien et rien que le quotidien. […] La société hyperfestive est une société où l’on ne rit pas parce que c’est un monde où l’on combat. Fièrement et sans relâche. […] La resacralisation tâtonnante du monde qu’opère l’âge hyperfestif, et la divinisation de l’être humain qui l’accompagne, s’accommode mieux de la prêtrise que de la révélation de la comédie de l’existence, et de l’existence comme comédie. Si déglinguée qu’elle se présente, l’Église hyperfestive ne perd jamais le nord : elle ne supporte pas la profanation. Le régime qu’elle impose progressivement, la festivocratie, est une théocratie d’après l’agonie de l’âge démocratique et des derniers conflits. La fête de l’ère hyperfestive s’étend littéralement, et dans tous les sens, post festum : elle arrive après tout. […] La messe s’est engloutie dans la kermesse ; et l’ancien catholicisme, comme tous les autres cultes, dans cette mystique des temps nouveaux qu’il faut désormais nommer panfestivisme. L’apparition de cette religion nouvelle se fait bien entendu aux dépens de toutes les autres, dont elle conserve d’ailleurs certains traits, tout en les privant de leur valeur essentielle (conflictuelle). »

Une « hégémonie culturelle » sans contre-pouvoir

Ce texte, publié dans Après l’Histoire, date de janvier 1998 : l’Homo festivus l’a emporté, avec un sérieux qui ne laisse plus de place à la légèreté. À trop rechercher l’amusement, l’homme a été distrait du véritable esprit de fête.

Le communiste italien Antonio Gramsci voit dans cette ère hyperfestive une volonté d’asservissement des travailleurs par la classe bourgeoise. « L’hégémonie culturelle » qu’il dénonce inspire Pasolini : ce dernier constate que cet asservissement se fait avec le concours des asservis eux-mêmes, qui cautionnent et soutiennent cette société imprégnée d’un « fascisme de consommation ».

« Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle réactionnaire et monumental mais qui restait lettre morte. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que “la tolérance” de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de l’histoire humaine. »

Il n’est pas aujourd’hui de contre-pouvoir : les révolutionnaires d’antan soutiennent l’art officiel à la moindre « profanation », les religions traditionnelles se sont mises à la remorque des modes successives… Pour qui entre encore dans une église, il est étonnant de constater que cet esprit hyperfestif a investi jusqu’aux liturgies traditionnelles, devenues bruyantes jusqu’à changer « le vin du sacré calice […] en eau de boudin », selon la formule de Georges Brassens : exit la verticalité sacrée du grégorien, place à l’exubérance profane des chants pop-rock !

Où il est question d’art, de Dieu et de vaches…

Chaque époque a ses tentations et ses excès ; il serait faux de penser que « c’était mieux avant ». Toutefois, la cécité qui frappe notre société contemporaine sur les dérives idéologiques de notre temps est à plus d’un titre surprenant. Pourquoi cette déification récurrente de la culture ? Parce que l’homme est par nature religieux ? Parce qu’il y a un vide moral que notre monde contemporain peine à combler ? Pasolini opterait évidemment pour ces raisons ; il l’a exprimé bien des fois.

Il est plus que temps de cesser cette grand-messe culturelle centralisée pour regarder l’art tel qu’il est : un moyen fort de grandir en humanité. Les bruissements créatifs sont perceptibles un peu partout : à nous de les rendre audibles. Telle est d’ailleurs la mission de Profession Spectacle.

Pour finir, osons la paraphrase : « Rendez à cet art ce qui est à cet art et à Dieu ce qui est à Dieu », ce qui se traduit en langage moderne par la morale d’une fable : « chacun son métier, et les vaches seront bien gardées ».

Maussano CABRODOR

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