“Ténèbre” de Paul Kawczak : la violence et son érotique

“Ténèbre” de Paul Kawczak : la violence et son érotique
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Dans son premier roman, Ténèbre, paru aux éditions La Peuplade, Paul Kawczak nous emmène au cœur sombre du Congo. Prenant comme appui un génocide passé sous silence dans l’enfer rouge sang de la colonisation, il nous conte l’histoire d’un homme qui se frotte aux pires ténèbres pour être à lui-même. Un roman enfiévré, vibrant, fantasmatique et délectable.

Le ton du roman nous est donné dès la scène liminaire : Henri Morton Stanley, émissaire de Léopold II au Congo en 1883, chargé de percer les mystères africains, bat à mort un porteur de quinze ans à peine. Peu importe la raison, il est le maître, il détient le pouvoir.

« On imagine à peine quel degré de haine pouvait, en 1883, à la solde du roi des Belges Léopold II, motiver une telle progression d’hommes dans les jungles de l’Afrique équatoriale. Une haine blanche, malade, grelottante dans l’insupportable chaleur, fiévreuse, chiasseuse, cadavériquement maigre et exaspérée à la dernière extrémité par les insectes humides et criards. Une haine blanche assoiffée de pays qu’elle haïssait comme sa propre vie, qu’elle haïssait comme on aime, obscène et frissonnante d’excitation. »

Stanley, un explorateur, un aventurier, un monstre.

Il en ira autrement en 1890 avec Pierre Claes, un géomètre natif de Bruges, missionné pour tracer la frontière nord du Congo, délimitant le royaume belge. C’est un érudit, sensible et humaniste, qui voit dans cette aventure l’occasion de devenir un homme. Il ne connaît rien du pays dans lequel il débarque et va en découvrir la beauté luxuriante et fascinante, la chaleur d’étuve qui rend languissant, de même que la sauvagerie la plus monstrueuse, un monde d’abominations. Son innocence sera foudroyée.

Arrivé à Léopoldville, il rencontre l’équipe qui lui est adjointe pour mener à bien sa tâche. Ils sont tous étrangers les uns aux autres, d’origines diverses… le voyage se profile, rocambolesque.

« Entre les membres bantous, la capitaine danois, le chef d’expédition belge et son second chinois, personne, au sein de l’expédition Claes, ne comprenait véritablement tout le monde. »

Claes noue rapidement avec son second, Xi Xiao, un lien particulier plus proche de l’amour que de l’amitié.

« Il avait toujours su qu’il irait en Afrique. Il savait quelle œuvre de mort était la colonisation, il était conscient de l’échec humain auquel elle était vouée. Le fiasco moral, amoureux et physique de l’expédition Claes était pour lui connu de longue date […] Il accomplissait sa destinée qui était d’aimer Pierre Claes avec la totale certitude que celui-ci l’aimerait d’amour […] Xi Xiao connaissait le jour et l’heure exacts de sa mort, qui seraient à la minute près les mêmes que ceux du géomètre. »

En effet, parmi ses nombreux talents dont l’art du tatouage, la maîtrise de l’acupuncture et de la chirurgie, Xi Xiao possède le don de divination. C’est un homme délicat et cultivé formé au métier de bourreau, spécialiste du lingchi, le supplice chinois par excellence, summum d’habileté, qui consiste à entailler la peau et à retirer les muscles, petit à petit, sous forme de tranches fines pour parachever l’œuvre en ôtant les organes, la victime étant droguée à l’opium pour être maintenue en vie le plus longtemps possible.

Pierre Claes pénètre dans la touffeur de la jungle, un territoire de mystères dont il pressent la noirceur. Son impression est confirmée lorsqu’il se trouve confronté à une sauvagerie primitive, à la violence sous toutes ses formes. Violence des hommes assoiffés de conquêtes et de dominations qui massacrent et torturent à tout-va.

« Le degré d’horreur dans lequel l’Europe maintenait le Congo ne cessait d’augmenter de semaine en semaine. À mesure que des rébellions s’organisèrent, les répressions se firent plus violentes encore, plus froides et aveugles. Un délire de haine et de rage anima d’un feu nouveau la concupiscence d’hommes à l’ordinaire affables et prévenants […] chez qui le feu du pouvoir et des promesses de quantités toujours plus grandes d’ivoire et de caoutchouc révélait une hargne atavique et agressive, une ambition de maître, longtemps réprimée, comme une urgence de viol, exacerbée par des siècles d’une étrange maladie. Jamais n’avait-on vu encore, à une telle échelle, d’organisation si rationnelle et intéressée de la mort […] Le sang et la boue se mêlaient au sol comme ces insectes qui s’aiment d’une étreinte mécanique et furieuse, se dévorant le cou, les yeux ouverts sur la mort, le fond impossible de la vie. »

Paul Kawczak, Ténèbre, La Peuplade, 2020 couvertureViolence de la fièvre qui s’empare du corps et le ravage d’hallucinations, des souvenirs précieux d’un autre monde, des voix inconnues. Peu à peu, Claes semble s’ouvrir à un au-delà secret, une dimension spirituelle et mystique et, comme ensorcelé, il demande à Xi Xiao d’exercer son art sur lui. Ce dernier ne pourra aller jusqu’au bout du vœu, se refusant à anéantir son amour et son univers. Il fuit et Pierre Claes sera rendu à la civilisation afin d’être soigné.

L’affaire défraie la chronique : un Chinois complètement barge a tenté de découper vivant un colon blanc ! Voilà qui réclame vengeance. Une seconde expédition est alors mise sur pied, non plus d’exploration mais punitive, pour tous à l’exception de Pierre Claes qui n’aspire qu’à retrouver Xi Xiao pour mourir de ses mains. Il est écœuré par la façon dont l’homme traite ses semblables, veut cracher à la face de tous les décideurs du monde. Ses rêves sont hantés de serpents, cet animal symbole de la faute originelle, à la fois figure de vie et de mort, d’énergie et d’immortalité, de sagesse et de chaos. À l’image de leur mue, véritable renaissance, Claes se débarrasse de sa peau d’Occidental pour entrer dans un “no man’s land” d’autres possibles.

Dans ce premier roman au souffle puissant qui mêle histoire, aventure, romance et mysticisme, Paul Kawczak nous raconte la lente décomposition d’un humanisme moribond à travers l’histoire d’un homme et celle d’un pays, le Congo violenté, pillé, morcelé. Le verbe est beau, la phrase surprenante, la langue ciselée, jouant de l’art subtil de la métaphore et de la poésie pour nous plonger dans une narration captivante, véritablement hypnotique, où se côtoient terreur et passions, douleur et désirs.

Au cœur sanglant de cette ténèbre – au sens biblique du terme, le chaos initial, celui d’avant le geste créateur –, entre ombre et lumière, résiste l’amour dans une pureté absolue, celui qui, au-delà de la souffrance, conduit Pierre Claes à l’extase, une sortie de soi non pas mystique mais bien érotique en ceci qu’elle est « dans la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en question«  (Georges Bataille). Cet érotisme ne passe pas par le sexe mais par l’intensité du toucher, à la fois connaissance et don. Tout se joue entre vertige de vie et abîme de mort en une attraction orgasmique. L’auteur, avec un humour fin et une ironie légère, nous dépeint la fragilité de l’homme, entre Eros et Thanatos, bataille séculaire dans laquelle notre imaginaire délivre sa part la plus surprenante.

« Cela, que les hommes ignorent,
ou dont ils n’ont pas idée,
à travers le labyrinthe du cœur,
chemine dans la nuit
. » (Goethe)

Stéphanie LORÉ

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Paul Kawczak, Ténèbre, La Peuplade, 2020, 304 p., 19 €

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