Textes et prétextes des droits culturels

Textes et prétextes des droits culturels
Publicité

En ce début d’année, pleine de vœux, la référence aux droits culturels est devenue tendance, une sorte de formule magique reprise partout, y compris au ministère de la Culture. Mais c’est surtout pour justifier d’une utilité sociale, rarement pour prendre en compte les personnes. Or l’art, n’en déplaise aux institutions, n’est pas culture. Exemple avec la Charte canadienne pour une culture accessible, inclusive, équitable.

En cette fin d’année, il est très agréable de constater que la référence aux droits culturels pousse comme ma glycine au printemps. Même le ministère de la Culture, après avoir créée une délégation  qui les mentionne, n’hésite pas à recruter ses futurs conseillers « Action culturelle » en leur imposant une épreuve d’application des droits  culturels ! Ça fait plaisir ! Les droits culturels ne sont plus des gros mots déchaînant l’opprobre. Il semble même que ces mots deviennent suaves, comme si écrire « droits culturels » apportait vertu et pardon, progrès et justice à ceux qui les prononcent.

Manifestement, l’exemple récent le plus abouti me parait être la Charte canadienne pour une culture accessible, inclusive, équitable. Avec elle, disparaît la « distinction » et une nouvelle ère paraît, drapée d’une éthique harmonieuse de la culture.

Je devrais applaudir à ces bonnes nouvelles, mais la prudence s’impose car il est tentant d’inscrire « droits culturels » sur le ruban rose qui entoure le paquet, sans pour autant accorder toute l’attention nécessaire aux exigences qu’impose cette référence aux droits humains fondamentaux. Une sorte de prétexte magique.

Par exemple, dans la charte canadienne, le préambule affirme la volonté de respecter les droits culturels tels qu’ils sont énoncés dans l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). La charte met, donc, en bonne place sa volonté de garantir « le droit de chacun de participer à la vie culturelle », comme droit humain fondamental.

L’ombre d’un doute

Mais, en regardant de plus près, j’ai eu comme un doute : la charte se réclame de la valeur universelle des droits culturels mais elle l’oublie aussitôt en adoptant sa propre définition de la culture qui répond uniquement aux intérêts des signataires et n’a donc rien d’universelle ! C’est gênant.

J’avoue que j’ai hésité avant de soulever ce lièvre car la charte a été écrite par 150 personnes qui font autorité et dont les grandes compétences sont rappelées dès le début, avec, en plus, le patronage de l’UNESCO. Mais le fait est là : c’est le jour et la nuit entre la définition de la culture de la charte et celle qui a été formulée par le comité chargé de suivre les applications du PIDESC.

Comme la charte canadienne semble séduire nombre d’institutions artistiques françaises, j’ai renoncé au silence pour réduire le risque que des projets se déclarent « droits culturels » tout en restant indifférents aux balises qu’ils imposent, à commencer par celle de la définition de la culture.

Culture, ici, diversités culturelles, là-bas

Comme une évidence, la charte considère qu’il existe des institutions dites « culturelles ». Il y a même des lieux « culturels », des travailleurs et travailleuses culturels, sans parler des offres « culturelles » et, bien entendu, du secteur « culturel » ! Comme dans la tradition française, la notion de culture est matérialisée dans des objets, des organisations, des emplois et statuts. La charte sait où est la culture. On le saisit très bien dans la définition qui est donnée de la « médiation culturelle«  où la culture est d’un côté, mais pas de l’autre : « Par médiation est entendue : une stratégie d’action culturelle créant des ponts entre les organisations ou institutions culturelles et des publics plus éloignés, grâce à des projets construits sur mesure pour et avec ceux-ci. » On peut même lire que les actions d’inclusion « nouent des liens entre des organisations culturelles et des institutions de socialisation primordiale : les familles, les groupes scolaires et les groupes socio-communautaires. »

Plus de doute, la bonne culture de référence est dans ces institutions culturelles, ailleurs est le social. L’exigence est simplement pour les acteurs dit culturels de faire des efforts d’inclusion, dans leur maison, de toutes ces personnes non culturelles relevant du social « primordial ». Pour les anciens comme moi, on croirait un copier-coller de la charte des missions de service public pour le spectacle vivant établie par le ministère français de la Culture en 1998.

Pour autant, la charte n’est pas ignorante. Les rédacteurs savent bien qu’il y a, au Canada comme ailleurs, des « cultures » qui ne sont pas celles que valorisent les institutions dites « culturelles ». On le voit dans le guide pratique de la charte où il est question des cultures de communautés, des identités culturelles, d’univers culturels divers… Donc, des « cultures » au sens plutôt anthropologique du terme. La charte donne même un nom à ces cultures avec lesquelles le milieu culturel doit apprendre à composer, en équité : il s’agit des « diversités culturelles » !

Là encore, le mot est bon mais, malheureusement, le sens qui lui est donné n’est pas cohérent avec les références à l’universalité des droits culturels que revendique la charte.

Retour à la base : la culture comme relation d’humanité

Comme ces erreurs deviennent fréquentes, notamment en France, même au plus haut niveau institutionnel, à mesure que les droits culturels entrent dans l’arène publique, je vais m’autoriser un rappel basique.

D’abord, le PIDESC n’est pas un chiffon de papier. Son application par les États signataires est surveillée par un comité de suivi qui formule des avis autorisés sur l’interprétation des différents articles du Pacte. En 2009, le comité, dans son Observation générale 21, a ainsi apporté les éclaircissements nécessaires à tous ceux qui veulent, de bonne foi, mettre au travail les exigences posées par « le droit de chacun de participer à la vie culturelle ».

Si j’en reste à l’essentiel, la culture ne peut résider dans des objets particuliers qui seraient culturels par nature, ou dans des institutions qui seraient culturelles par auto-proclamation. Pour l’Observation générale 21, « la notion de culture ne doit pas être considérée comme une série de manifestations isolées ou de compartiments hermétiques. » Pour assurer la cohérence avec l’éthique des droits humains fondamentaux, la notion de culture doit être comprise « comme un processus interactif par lequel les personnes et les communautés, tout en préservant leurs spécificités individuelles et leurs différences, expriment la culture de l’humanité. » Avec les droits culturels, la culture n’est pas dans des objets ; elle est dans les processus interactifs entre êtres d’humanité.

Faisons un pas de plus : inspiré par la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, le comité PIDESC considère qu’il y a culture lorsqu’une personne exprime son humanité aux autres. Pour les droits culturels, si la relation est d’humanité, il y a culture ; si la relation d’humanité s’évanouit, la barbarie prend place.

L’exigence est puissante puisque la relation d’humanité suppose que les autres personnes soient, a minima, considérées comme êtres de liberté et de dignité, reconnus dans leurs droits fondamentaux.  Autrement dit, la culture comme relation est une lutte permanente pour entrer en hospitalité avec les libertés et les dignités des autres.

Le défi culturel n’est donc pas facile à relever ; il est présent partout et tout le temps. Aucune institution ne peut, a priori, se glorifier d’être à tout moment « culturelle » ! Le récent mouvement #metoothéâtre est, d’ailleurs, là pour nous le rappeler.

De plus, les institutions culturelles n’ont pas le monopole de la culture. Toute personne venue des « institutions de socialisation primordiale » est susceptible de faire culture dès lors qu’elle exprime son humanité aux autres, avec son mode de vie, ses manières d’agir, de penser et de rêver des vivants et des morts.

La diversité culturelle comme éthique, non comme fait

Dans le même sens, il ne peut être question des « diversités culturelles » au pluriel. La diversité culturelle est une éthique, pas un fait. Elle prend un sens précis parfaitement formulé dans les premiers articles de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001. Il y a diversité culturelle – au singulier – malgré toutes les différences – au pluriel – des modes de vie qui traversent notre planète, lorsque chaque personne (avec ses groupes de rattachement) apporte sa contribution à la seule et unique famille humaine. A contrario, si les différences de modes de vie (on pourrait dire les différences de culture au sens anthropologique) montent des barrières, des frontières, des refus d’autres personnes ou groupes venus d’ailleurs, il n’y a plus de diversité culturelle. Il n’y a plus qu’un pluriel : celui des différences d’être et d’agir qui fracturent la famille humaine.

Rien que ces deux rappels devraient conduire à modifier, profondément, l’architecture de la charte canadienne.

 Regarder la charte avec les lunettes des droits culturels

Je prends un exemple, celui du premier principe appelé « fondamental » que la charte écrit ainsi : « Culture commune : la culture est une richesse commune inestimable permettant le dialogue, l’expression d’identités plurielles et l’inter-reconnaissance de groupes sociaux historiquement éloignés et hiérarchisés. »

Avec les droits culturels, ce n’est pas « la culture » qui permet « le dialogue », c’est le dialogue qui conduit à faire culture lorsque les différentes personnes s’acceptent mutuellement comme parties de la diversité culturelle.

Pour respecter l’universalité des droits culturels, je tente la reformulation suivante de ce premier principe : « Valeurs communes : la diversité culturelle est une richesse inestimable en tant que patrimoine commun de l’humanité. Elle rassemble les multiples expressions de l’humanité des personnes (et des groupes auxquels elles se réfèrent). En ce sens elle est indispensable pour permettre une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. »

Toute la charte devrait ainsi être relue avec les lunettes des droits culturels.

Une charte tristement paradoxale

Je voudrais conclure en regrettant le lourd paradoxe qui traverse la charte canadienne. En fait, elle concerne surtout des institutions spécialisées dans les arts, confrontées à l’obligation de démontrer leur utilité sociale.

Mais elle oublie complètement de rappeler qu’avec les droits culturels, ces organisations artistiques peuvent se réclamer du droit humain fondamental de la liberté d’expression sous une forme artistique. Cette liberté a une valeur universelle au titre de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle doit donc pouvoir se négocier en tant que telle, sans autre justification, quitte à se confronter avec les autres libertés !

L’art n’est pas culture ! Si tout projet artistique se voit imposer de se soumettre aux manières conventionnelles, politiquement correctes, de dire, de faire et de rêver, il sera certes dans les normes ; en revanche, il manquera la valeur d’humanité qui lui a été accordée par les droits humains fondamentaux, en tant que droit à la liberté. J’aimerais, ici, rappeler que la famille humaine repose sur l’article 1 de la DUDH : « Les êtres humains naissent libres… » et si la liberté artistique devait être enfermée dans les normes acquises, l’humanité se scléroserait par son refus d’accepter que les êtres humains puissent se déployer comme êtres libres d’imagination, de récits et de fictions !

Avec les droits culturels, la porte des négociations démocratiques pour faire humanité ensemble doit rester ouverte, au péril des certitudes et des évidences. La charte canadienne, comme bien d’autres initiatives françaises, a encore du chemin à faire pour entrer dans la transition vers les droits culturels des personnes.

Jean-Michel LUCAS

.


Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie, dans son parcours, enseignement – comme ancien maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles. Il collabore régulièrement au journal Profession Spectacle depuis janvier 2017.


.

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *