Un coup de blouse très baudelairien

Un coup de blouse très baudelairien
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Le mois de novembre, dit « mois de l’ESS », a apporté son lot d’événements, de conférences et d’expositions aussi enthousiastes qu’ils n’intéressent personne. Le monde de l’ESS multiplie les propos iréniques, les grandes déclarations auto-promotionnelles, mais sans esquisser de mode d’emploi, sans propositions concrètes.

Actualité de l’économie sociale

Je ne veux pas m’enfermer dans le rôle du sceptique de service. Encore moins dans celui du râleur perpétuel, du ronchon récurrent. Je voudrais laisser cet exercice à d’autres. Je voudrais espacer mes coups de gueule, les rendre rares et exceptionnels, les réserver pour les seules grandes occasions.

Je voudrais être en permanence enthousiasmé par les réalisations de l’Économie Sociale et faire partager mes sentiments d’allégresse. Je voudrais pouvoir relayer avec confiance et espoir les messages qu’elle m’envoie, ou du moins ceux dont l’écho me parvient.

Je voudrais aussi cesser de sentir s’accumuler sur mon psychisme le poids décourageant d’une époque faites de tensions, de menaces et de contraintes liberticides. Je voudrais me sentir l’esprit tranquille, la parole apaisée et le regard optimiste. Je voudrais…

Le grand Charles (on aura compris que je pense à Baudelaire), qui vivait à une époque où l’on pouvait encore pimenter la langue française de quelques idiomes britanniques sans la blesser au cœur, appelait cela le spleen. Je ne sais pourquoi l’usage lui a substitué le terme de blues. Je ne vois en effet guère de rapport entre cette sensation toute personnelle de mal-être et le genre musical éponyme. Mais pourquoi pas ? Va pour la blouse, surtout la grise, celle qui évoque la vêture austère des instituteurs d’autrefois.

Pourquoi donc l’Économie Sociale me flanque-t-elle de plus en plus souvent un coup de blouse ?

*

Nous sommes à la fin du mois de novembre et, comme chaque année, c’était le « mois de l’ESS ». Les CRESS (Chambres régionales de l’ESS) avaient ressorti leur programme de festivités, le même que celui de l’an passé, le même que celui des années précédentes. Ou si ce n’était pas exactement le même, il en était indiscernable. Genre bulletin municipal de Saint-Branlain-sur-Courge, avec son traditionnel défilé de majorettes et sa foire à la saucisse.

Cela n’intéresse personne, surtout aucun média. Mais c’est comme l’heure d’été ; on reconduit ce « mois » par automatisme. Naguère encore l’on pouvait se dire qu’il est dommage qu’une telle diversité d’événements, de conférences et d’expositions ne soit pas mieux portée à la connaissance du public. Aujourd’hui on se dit à l’inverse que si personne n’a été mis au courant, tant mieux ! C’en est autant qui pourront garder leurs illusions.

La COVID aura encore plus enfermé, si cela était possible, les discours d’auto-promotion de l’ESS dans un fatras de banalités insipides. Jadis, on moquait les grandes messes de l’Économie Sociale pour leur boursouflure. On le savait d’avance, mais c’était comme un rite préparatoire au banquet, souvent mémorable, qui allait suivre, avec ses allocutions d’usage. Aujourd’hui, de très pâles trissotinnades ne font plus sourire personne et n’ouvrent plus que sur du buffet végane à l’eau claire.

Les communs, dernière mode du monde d’avant, sont toujours parmi nous, mais ils ont été rejoints par la République de l’ESS, nébuleuse préfiguration d’un monde d’après qu’il faudra savoir vivre en apesanteur.

« L’ESS constitue, plus que jamais, le repère essentiel pour construire le monde d’après », affirme le programme des prochaines rencontres du RIUESS (Réseau inter-universitaire de l’ESS). C’est bien, coco, t’as qu’à croire. Pour ma part, tant qu’à faire, je préfère ma devise des Capitouls de Limoux :

Sapier beure, per sapier viure.
Savoir boire, pour savoir vivre !

Affirmations ou interrogations, c’est toujours le même vocabulaire convenu et inexpressif, la même absence abyssale d’incarnation ou d’originalité. À quoi bon suivre un propos qui sonne creux ? Qui ne fait que reprendre ce qu’on entend partout ailleurs, entre autres chez les communicants des sociétés du CAC 40 ?

Écoutons le CJDES (Centre des jeunes dirigeants de l’ESS, qui n’a pas encore adopté de second S). « Nous voulons dessiner un futur souhaitable permettant d’aligner aspirations des jeunes et des moins jeunes pour une société inclusive et durable, perspective de sens et citoyenneté sociale et économique, [et] mettre notre énergie au service d’un projet et d’une économie sociale et solidaire, qui remet l’humain et l’environnement au cœur des préoccupations. »

Puis, le Labo de l’ESS : « Comment l’ESS peut-elle contribuer à mettre en dynamique des solutions collectives et innovantes pour des territoires résilients et solidaires ? Quels leviers peuvent aujourd’hui être activés pour accélérer le développement de l’ESS et en faire une solution systémique pour le monde d’après ? »

Et ce qui est asséné comme réponse a la saveur de l’eau distillée : « Marquée par des femmes et des hommes souvent visionnaires qui ont inlassablement milité pour donner de nouveaux horizons à l’activité économique, l’ESS est faite de rencontres qui lui permettent de rester une source d’innovation sociale dans un monde en perpétuel changement. Riche de son passé et résolument tournée vers l’avenir, elle doit constamment se réinventer pour rester elle-même. » [Déclaration d’un administrateur de la Fondation du Crédit Coopératif]

J’ai gardé pour la fin les six « piliers » du programme du Mouvement pour l’Économie Solidaire :

1/ se réapproprier l’économie par l’exercice de la démocratie ;
2/ promouvoir l’ESS comme mouvement citoyen ;
3/ renouveler la démocratie comme condition de notre vie politique ;
4/ oser une économie sociale, solidaire et populaire ;
5/ reconnaître l’engagement citoyen de proximité pour une autre approche des territoires ;
6/ réactiver la citoyenneté comme condition de la transition et de la résilience.

Un véritable couteau suisse à six lames, mais sans lames et surtout sans mode d’emploi. Au temps où l’autogestion régnait au firmament des modes intellectuelles, on parlait d’introduire la démocratie dans l’entreprise. Ce n’était pas très simple ; au moins pouvait-on aisément se raccrocher à des éléments concrets. Mais introduire la démocratie dans l’économie, ça c’est vraiment très fort. Il y avait un auteur qui avait traité le sujet, dans les années 1840 ; il s’appelait Frédéric Bastiat et il appelait ça le marché.

*

À ce niveau de verbiage, la critique est particulièrement aisée. L’art serait-il, de façon symétrique, également difficile ?

Sans doute, et ce pour deux raisons. La première pourrait être surmontée. Il suffira de trouver un grand esprit doublé d’une grande gueule. Pour la seconde, ce sera beaucoup plus difficile.

Commençons par la première difficulté. La loi de 2014 a confié de nouvelles responsabilités aux CRESS qui ont dû recruter de nouveaux collaborateurs, alors que leur effectif était déjà très jeune. Les diplômés en recherche d’emploi ne sont pas rares, il y avait de la concurrence, et ceux qui ont été choisis ne manquaient ni de compétence, ni de motivation. Sans doute ne sont-ils pas très bien payés, et certains, peut-être les meilleurs, sont-ils rapidement partis ailleurs. Mais dans l’ensemble, leur niveau est bon. Seulement, ils n’ont de l’Économie Sociale qu’une connaissance théorique et idéologique. Aucun n’a l’âge d’avoir été administrateur d’une coopérative ou d’une association à gros budget. Autrement dit, et ce n’est certes pas de leur faute, ils parlent de ce qu’ils ne connaissent pas bien, et quand ils ont à rédiger une plaquette de promotion ou le discours de leur président, ils le font à la manière d’un devoir d’étudiant, en subissant consciemment ou non les influences dominantes du moment.

Quant aux élus, si certains ne manquent pas de qualités, ils ne sont globalement pas à la hauteur de leurs homologues des autres Chambres consulaires. Le vivier dans lequel l’Économie Sociale peut trouver des candidats est assez réduit. Les coopérateurs sont mobilisés dans leurs branches professionnelles respectives et, parmi eux, les entrepreneurs siègent plutôt dans les instances du MEDEF. Finalement, la plupart des élus des CRESS viennent de structures intermédiaires comme la Mutualité française ou l’UNIOPSS. Je cite ces deux-là car on y a fort à faire, entre les caprices de la tutelle, les syndicats, les normes, les contraintes et obligations de toutes sortes avec lesquelles il faut jongler en permanence. Alors, quand on a la chance d’être versé dans l’Économie Sociale, ce sont des vacances. On n’est plus dans l’enfer des négociations et des budgets, on peut à loisir brasser du vent et des idées généreuses. Cela ne prête à aucune conséquence.

Un peu de féminisme, un peu d’alerte climatique, un peu d’écriture inclusive, tout cela est dans l’air du temps et ne mange pas de pain. Moyennant quoi, l’Économie Sociale ne fait que suivre le troupeau du grand consensus ambiant et ne témoigne d’aucune originalité.

La seconde difficulté est plus structurelle. Elle ne concerne pas l’Économie Sociale en elle-même, mais toute la société. Je pense que pour qu’un projet, surtout un projet novateur, soit accepté par une partie significative de l’opinion, et pour que celle-ci se l’approprie, il faut qu’il réponde à un besoin latent (même non encore exprimé) et qu’il s’inscrive dans un courant dont on perçoit les grands traits mais dont le noyau fédérateur est toujours en attente d’expression. Autrement dit, qu’il remplisse un vide, qu’il comble une attente.

Or les discours actuels sur l’Économie Sociale sont de nature irénique. Ils supposent un monde où la paix civile est assurée, où l’harmonie sociale n’est pas menacée. Un monde où la force n’est jamais nécessaire, où la bonne volonté est unanimement partagée, où les rapports de domination et de pouvoir peuvent être apaisés par la seule invocation de l’intérêt général. Un monde où la confiance a vaincu l’angoisse, où la générosité a vaincu la cupidité, où la solidarité va de soi.

Chacun sent bien, au moins confusément, que de tels discours ne tiennent pas debout. Et ce n’est pas qu’une simple affaire de communication. Oui, le monde, qu’il soit d’avant ou d’après, a besoin d’une bonne dose d’Économie Sociale pour retrouver un équilibre qu’il n’a plus. Mais cette Économie Sociale devra savoir être héroïque et devra savoir prendre des coups. Elle a droit, elle aussi, au tragique. À trop vouloir la confiner dans les douceurs, bande de rhéteurs, bande de mollusques, vous m’avez flanqué la blouse !

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.



 

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