Wajdi Mouawad : “Nous n’avons pas encore l’intelligence pour inventer le monde dont nous prétendons, si prétentieusement, si malhonnêtement, être les rêveurs.”

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Dans un texte d’une grande force, Wajdi Mouawad fait le constat d’un double échec : d’une part, celui du dialogue entre occupants et directions des théâtres ; d’autre part, celui d’un milieu artistique replié sur lui-même, mais prétendant représenter un monde qui ne le reconnaît pourtant pas.

Publié hier sur le site du théâtre de La Colline, jeudi 20 mai, le manifeste s’intitule Fasciite nécrosante. Nous le reproduisons ci-dessous en intégralité, car ce texte apporte un angle de vue inédit jusqu’à présent.

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Fasciite nécrosante

Manifeste de Wajdi Mouawad – Mai 2021

À celles et ceux qui,
innombrablement innombrables,
ne comprennent pas grand-chose,
ni à la non-ouverture de certains théâtres,
ni aux mouvements de contestation qui les occupent,
ni à ce qui les oppose,
ni à ce qui les relie.

Dans la famille des streptocoques, il en est un, fasciite nécrosante, mieux connu sous l’appellation de bactérie mangeuse de chair, qui correspond assez bien à la situation. Une dévoration née du piège dans lequel nous, directions des théâtres et occupants, sommes tombés, piège dont nous sommes en grande partie responsables, celui de devoir sacrifier soit le théâtre soit la révolte. Reprendre les activités de l’un, c’est diminuer la nécessité de l’autre, privilégier la force de l’autre, c’est empêcher l’un.

À croire que c’est une faiblesse de l’orgueil humain, sa démesure, dont les auteurs grecs n’ont eu de cesse de nous mettre en garde, qui nous conduit à retomber sur cette idée christique du sacrifice, ce streptocoque de la destruction qui exige que pour que quelque chose puisse exister, il faille nécessairement égorger quelque chose d’autre. Pour lutter contre fasciite nécrosante, il faut amputer le membre gangrené. Sacrifions ceci pour sauver cela, disent les uns et les autres, sans se douter que tout sacrifice finit toujours par se payer au retour de ce qui a été sacrifié. Toujours dans la chute, dans l’amertume et le cynisme.

Nous avons pourtant, autant les occupants que les directions des théâtres, tenté de faire preuve d’intelligence pour relier théâtre et révolte et ainsi, non seulement éviter le sacrifice, mais tenter d’inventer quelque chose de nouveau, né de la chance offerte par les occupations pour les théâtres et par les théâtres pour les occupants. Nous avons essayé. Ce fut un échec. Pour tous. Que ce soient ceux qui ont fait intervenir les forces de l’ordre, que ce soient les lieux dont les occupants sont partis du jour au lendemain sans donner d’explication, que ce soient les lieux qui ont trouvé un arrangement tiède pour le mouvement ou pour le théâtre, ou ceux qui n’ont trouvé aucun arrangement. C’est un échec d’autant plus visqueux que tout cela n’intéresse personne au-delà des protagonistes qui y jouent leur bien triste rôle. La cote d’écoute est à un niveau glaciaire, digne d’un film en latin sous-titré en gothique, avec une mauvaise réception sur un poste de télévision de l’année 68, en noir et blanc, où l’image saute régulièrement. Pour la plupart de nos contemporains dont nous prétendons vouloir le bien, nous, théâtres prodiguant des spectacles et des tonnes de bonnes pensées et les occupants, dans cette bataille pour tout le monde qui ne rassemble pas grand monde (à La Colline, hier, ils étaient quatre) prodiguant tout autant de bonnes intentions, nous sommes ineptes et sots. Gravement ridicules. Tous. Chacune et chacun, lui et elle, luielle eului eulelle, çuelles et huile. Tou.t.e.s et tou.s. À croire que nous sommes beaucoup plus religieux que nous le pensions et que nous ne pouvons pas imaginer une solution sans qu’un sacrifice ait lieu. Nous qui nous réclamons d’une grande laïcité, nous qui prétendons être ouverts à l’autre, nous n’avons fait qu’entériner, jour après jour, tous autant que nous sommes, une triste messe faite de quiproquos, de malentendus, d’accusations maladroites et de calculs indignes de ceux qui se réclament des mots et de la poésie. Des curés qui s’ignorent. « Nous croyons savoir et nous ne savons pas que nous croyons ». Nous avons communié à l’hostie de nos « entre-soi ». Tous. Jolie branlette à laquelle la majorité de nos concitoyens ne comprend strictement rien et surtout pas le plaisir que l’on peut tirer d’un tel onanisme.

Mais c’est ainsi. Chaque époque a les engagés qu’elle mérite. Et c’est nous, les engagés. Ça en dit beaucoup sur l’époque. Triste époque. Au moins, ayons l’élégance de reconnaître que nous n’avons pas su être brillants. Alors fasciite nécrosante. Et nous nous dévorons. « Où sont les poètes ? » interroge avec à propos un post-it collé dans le hall de La Colline. Les poètes ? Je crois qu’il faut leur foutre la paix. On ne mérite pas de prononcer un tel mot. Ils sont, je crois, morts de rire.

Ce qui aurait été beau, évidemment, oui, c’est d’arriver, de ces théâtres et de ces révoltes, à faire un théâtre révolté. Mais pour l’instant, personne n’est prêt à faire le pas vers l’autre pour abandonner ce qui lui est cher. Les directions ne prennent pas part aux revendications des occupants et les occupants n’ont pas grand-chose à faire des conséquences des fermetures. Les uns disent comprendre les revendications des autres, les autres affirment comprendre la tristesse des uns. Bon. C’est chouette. On se comprend. C’est cool. On est ouvert. On a de l’empathie. Nous sommes épatants. Bon. Pourtant, certains crient victoire lorsqu’un théâtre voit les occupants partir, certains crient victoire lorsque l’on voit un nouveau théâtre bloqué. Dialogue de sourds comme on dit. Mais sourd à quoi ? À ce qui sourd bien entendu et qui ne dit pas son nom de l’insatisfaction générale qui s’est emparée du monde. Fragmenté, atomisé, chacun fait son magasinage au supermarché des chagrins : « ça, c’est mon malheur : je prends ; ça ce n’est pas mon malheur, je m’en fiche. Tiens ! Un malheur en solde ! Je prends, on ne sait jamais… » Et on passe à la caisse : fasciite nécrosante, quel bras va-t-on se couper pour payer son marché de chagrins ? Atomisation des intérêts, atomisation d’un monde qui n’accepte que de parler de soi. Jamais de l’autre. Le Rassemblement National a gagné du terrain et nous sommes, nous, directeurs et occupants, ses meilleurs représentants, puisqu’au-delà de toutes nos postures, nous faisons jour après jour de l’identité notre position, le ferment, le fer de lance de notre existence. Je suis un précaire, tu es un nanti, je suis un intermittent, je suis un chômeur, je suis un artiste, je suis un handicapé, je suis un noir, je suis un arabe. Depuis Molière la France est le pays des catégories : l’avare. Le tartuffe. Le médecin. Les précieuses. Le bourgeois. On prend une catégorie et on se fout de sa gueule. Quatre cents ans plus tard, quelques révolutions, des abolitions, des guerres mondiales, des collaborations et des résistances, des J’accuse, des Communards, des Vichystes, des bourreaux plus tard, nous en sommes encore à je suis cégétiste, je suis jeune, je suis étudiant-précaire, je suis nudiste-en-position-de-fragilisation, je suis bourgeois-précarisé-mais-en-voie-de-transformation, je-suis-futur-voltigeur-chômeur-mais-dandy-à-caractère-assexué-mais-que-pour-le-IVe-arrondissement-sauf-le-dimanche-où-j’élargis-jusqu’au-XIe-mais-pas-au-delà-du-boulevard-Voltaire, etc etc. Catégories, fragments, chacun dans son groupe, chacun dans son coin et, le plus drôle, c’est que chacun prétend se battre pour les intérêts de tout le monde. Atomisation des altruismes. Si la véritable bataille est celle de la collectivité, de l’être ensemble, alors cette bataille nous l’avons complètement perdue. Occupants et directions, nous sommes battus par nos identités qui ne disent pas leurs noms.

Dans cette situation, impossible d’arriver à autre chose qu’à la tentation d’accuser l’autre camp d’être la cause du malheur. Le conflit israélo-palestinien ne raconte pas autre chose, en beaucoup plus terrible est-il nécessaire de le dire et je n’oserais pas comparer les situations ne serait-ce que par respect pour Issam et Elie, deux copains palestiniens avec qui je zoome et qui habitent la bande de Gaza. Ils suivent notre aventure comme on suivrait une série et, chaque nuit, ils me demandent de leur faire un point sur la situation des théâtres et du mouvement car ça leur change les idées et, surtout, ça les fait rigoler, ça leur fait beaucoup de bien d’entendre mes récits au milieu de leur malheur (surtout quand je leur dis que « nous aussi nous sommes occupés » ce qui déclenche chez eux une hilarité extraordinaire !). Et avant-hier, racontant nos négociations entre occupants et directions, Elie a eu les larmes aux yeux (nous étions un peu éméchés) et m’a dit « Ha ya Wajoud ! C’est pour ça qu’on se bat depuis trois générations ! Pour que nous puissions un jour avoir vos problèmes ! ».  Alors non, je n’oserais pas comparer, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Et penser que dans toutes les situations de conflit, petit ou grand, beau ou minable, le nerf de l’humiliation est toujours celui auquel on accorde le moins d’importance bien qu’il soit le plus douloureux. Et, en ce sens, les Yitzhak Rabin finissent toujours assassinés.

La métaphore pour parler de ce qui nous occupe ne peut donc pas être celle de ce conflit fraternel qui ensanglante le Moyen-Orient, mais bel et bien fasciite nécrosante dévoreuse de chair.

Voilà pourquoi le théâtre de La Colline n’ouvre pas ses portes. Ce n’est pas parce que « ils » nous bloquent ou parce que « nous » ne les écoutons pas, mais c’est tout simplement parce que nous n’avons pas encore l’intelligence pour inventer le monde dont nous prétendons, si prétentieusement, si malhonnêtement, être les rêveurs.

Wajdi MOUAWAD

P.S. : Et l’État demanderaient certains ? L’État ? Eh bien l’État étage. De bas en haut. Et sans ascenseur : au rez-de-chaussée il ne se préoccupe pas des occupants, au 1er, il veut que les théâtres cessent d’être occupés, au deuxième, il a donné de l’argent à la culture et, tout en haut, dans les anciennes chambres de bonnes, il ne débat pas sur la réforme de l’assurance chômage dont le mouvement d’occupation exige le retrait.

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Photographie à la Une : Théâtre La Colline (crédits : Pierre Gelin-Monastier)



 

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