Jean-Gabriel Périot : l’esthétique au service d’un cinéma politique
Comment une idéologie généreuse mène-t-elle au crime ? Peut-on tuer par humanisme ? Ces questionnements habitent Jean-Gabriel Périot depuis longtemps. Dans un café chaleureux à l’ombre de la place de la République, il revient sur cette interrogation fondamentale qui l’a conduit à s’intéresser à l’histoire paradoxale de la RAF – groupe terroriste allemand d’inspiration communiste, actif à la fin du XXe siècle. Dix ans de travail et un film, Une jeunesse allemande, primé cette année à Lima, Paris, Nyon, Valdivia et, tout récemment, à Bratislava où il a reçu le grand prix du documentaire.
L’histoire de la RAF, celle d’un échec en somme, s’achève par une conclusion politique : les moyens terroristes, héroïques en quelque sorte, ont coupé les fondateurs du groupe de leur idéal politique. À cette explication proprement historique, Une jeunesse allemande y ajoute une recherche personnelle autour d’une histoire figée dans le temps et dans sa morale pessimiste.
Une lecture intime d’une héroïne tragique
Jean-Gabriel Périot y livre « une partie de [lui]-même ». Il est « tombé sur une histoire » et a essayé d’en comprendre, puisant dans l’art cinématographique, une source de vérité : « Dans le cinéma, je m’affronte vraiment, je ne peux me cacher ». Et cette vérité artistique est d’autant plus forte que le réalisateur partage une partie des aspirations altermondialistes qui étaient celles des fondateurs du fameux groupe Baader-Meinhof, du nom d’Andreas Baader et Ulrike Meinhof – journaliste engagée qui devient peu à peu chantre des moyens radicaux et à laquelle le film accorde une grande place.
Avant sa radicalisation vers des méthodes terroristes, Jean-Gabriel Périot nous montre Ulrike Meinhof comme une femme posée, affirmative, puissante. Il y a comme une tendresse dans la manière de filmer, de la part d’un réalisateur qui y voit une héroïne tragique, une Phèdre politique avançant irrémédiablement vers une destinée incompréhensible, celle d’un personnage coupé de ses racines philosophiques. C’est par les interventions de cette journaliste que Jean-Gabriel Périot se dit particulièrement touché, quand on lui demande s’il a des préférences parmi les extraits choisis. Une attirance, une question existentielle, et voici que naît un documentaire d’archives dans lequel chaque extrait participe d’une lecture intime. « C’est le genre de film que l’on fait seul », explique l’auteur.
Difficile dès lors de comprendre le choix d’un tel sujet pour ce fervent militant d’un monde meilleur ! Aucune espérance n’irrigue le film, si ce n’est cette conclusion terrible : être socialiste implique une vigilance de tous les instants, afin de rester en communion avec les masses. L’histoire de la RAF est fermée, figée, bloquée ; mais elle porte en elle, qui plus est à travers le film, un enseignement pour notre époque.
Un film volontairement politique
La lecture de Jean-Gabriel Périot déconstruit le phénomène de repli sur soi d’une société postfasciste, d’une société en difficulté qui refuse l’ouverture à l’autre. En ce sens, le film devient politique et actuel. Au-delà d’une simple transposition de l’histoire dans notre actualité parfois endeuillée par les crises – ce qui serait en pratique un moyen d’alerte et de prévention –, le film pose des questions, invite à la discussion, permet l’existence du fait politique. Aussi le réalisateur concède-t-il deux versants à l’art, poétique et politique.
S’il a choisi le versant politique, comme une nécessaire inspiration pour dix années de travail, il se défend d’avoir une vision restrictive de l’art cinématographique : « Je vais voir toutes sortes de films, je suis très grand-public ». Il déplore ne pas voir plus de bonnes comédies et avoue avoir apprécié Asphalte de Samuel Benchetrit, un film… plein d’optimisme ! Rien à voir avec les harangues gouvernementales ou les images guerrières d’Une jeunesse allemande !
C’est que le cinéma n’est pas réductible à une seule dimension : « Le cinéma c’est tout, insiste-t-il. C’est la poésie, le plaisir, le sérieux… C’est tout ! » C’est donc aussi la politique et des images difficiles. Pour échapper à toute tentation morbide, Jean-Gabriel Périot a néanmoins choisi des images « qui lui faisaient du bien » : une mer ondulant sous un ciel gris clair sert ainsi de fond visuel à la voix d’Ulrike Meinhof au début du film. Une image belle, simple, pour un film poignant. Dans le choix des extraits, dans le rythme qu’il leur donne, existe une certaine esthétique, qui s’ajoute à la « patine » propre, à la force des documents retenus.
Faire des films et ne jamais désespérer
Du fait du sujet, la plupart des extraits ont en eux-mêmes une puissance impressionnante sur le spectateur. « Je me fais nourrir par les autres, comme le coucou qui va de nid en nid », avoue en riant Jean-Gabriel Périot. Mais c’est finalement lui qui habille le poids des archives, jouant tour à tour sur la force directe, l’énigme ou les turbulences : « C’est un puzzle dans lequel je pose des pièces, des informations importantes, lisibles, avec ma propre sensibilité. Ça n’appartient en propre qu’à moi. »
C’est un travail d’orfèvre, d’une grande sensibilité, que réalise cet amoureux de… l’Amour ! « On ne gagne pas les combats par pessimisme », dit-il, les yeux pétillants. D’ailleurs, on pourrait appliquer cette devise à son parcours et à sa vision du cinéma : il n’est pas de voie royale dans ce métier, car personne n’attend les jeunes réalisateurs. Il faut donc se lancer à corps perdu et travailler sans relâche, en y croyant tous les jours. Faire des films et ne jamais désespérer, tel est le moyen d’y arriver, alors même que le jeune réalisateur compte précieusement les week-ends dédiés à ceux qu’il aime et à ses activités favorites, à commencer par le… cinéma.
La culture à la remorque de la communication
Le métier de réalisateur est un combat quotidien. D’ailleurs, les subventions sont difficiles à obtenir dans un pays où la politique culturelle est autant une tradition qu’un débat perpétuel. Les institutions d’aujourd’hui sont selon lui symptomatiques de l’air du temps du débat culturel : « Ministère de la Culture et de la Communication, ça veut bien dire qu’on est dans la com’ », déplore-t-il. Les budgets alloués à la culture relèvent d’opérations de communication. L’artiste doit se battre pour prouver son efficacité sociale.
La politique culturelle est souvent exclue des budgets publics, au motif qu’elle n’est pas nécessaire, alors même que – souligne le réalisateur – elle est fortement rentable, ne serait-ce qu’en termes économiques. D’ailleurs, au regard des risques concernant le climat social, la politique culturelle n’est-elle pas indispensable ? Le réalisateur remarque à ce propos la politique italienne qui, en réaction aux attentats, a non seulement augmenté le budget de la sécurité, mais également celui de la culture, comme moyen d’alternative éducative et enthousiasmante à la séduction radicale.
C’est sur cette note nostalgique que Jean-Gabriel Périot prend congé, non sans avoir renoué son écharpe orange, trait de lumière – d’optimisme ? – sur sa tenue sombre, et glissé, en guise de conclusion : « En matière de politique culturelle, nous vivons sur nos acquis. On a besoin d’une vision de la culture, de savoir ce qu’est en soi la culture : on est en manque ! »
Marie MOULIN