Parler une autre langue, pour être seul, se battre et vivre

Parler une autre langue, pour être seul, se battre et vivre
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Série : « Chroniques pasoliniennes » (3)

Hommage à Pier Paolo Pasonili pour les 40 ans de sa mort.

Quelle est la langue de Pier Paolo Pasolini ? Celle du Frioul maternel ? Celle du poète habité ? Celle du polémiste enragé ? Celle du cinéaste mystique ? Celle du provocateur jusqu’à blasphémer ? La quête de la langue a conduit l’artiste à vivre de solitude en combat, de contemplation en dénonciation. Car même lorsque l’artiste renonce à tout, il lui reste encore le langage pour le dire…

« Ils m’ont battu. À toi seul, enfant,

je puis dire que cela n’a aucune, aucune importance. »

                                                                             Sandro Penna, Poésies.

Pasolini - Je suis vivantC’est en dialecte frioulan, la langue du village de sa mère, que Pasolini a écrit ses premiers poèmes : « Et, en réalité, je ne savais pas le frioulan. Je me le rappelais mot après mot tandis que je mettais au point mes poésies. Je l’ai appris par la suite, quand, en 1943, j’ai dû ‘‘évacuer’’ à Casarsa », dit-il dans les Écrits corsaires. Il a commencé à écrire là où il ne savait pas parler. En apprenant le frioulan, il a partagé la vie des paysans puis celle des luttes politiques, faisant alors l’expérience d’un monde qu’il croyait perdu. La maison de Casarsa pourrait avoir la figure d’un chez-soi à la fois retrouvé et conquis, à l’image de cette langue maternelle qu’il ne maîtrisait pas. Pourtant, la lecture de ces textes1 montre l’expérience d’une irréductible séparation :

« … j’écoute

les grillons en délire, dispersés, qui disent

que rien ne se réjouit de mon retour.

Et je m’en vais seul. »

Il y a là une attention aux marques de la solitude qu’engendre l’individuation : « Ah ce n’est pas pour moi cette beauté… » Tout se passe comme si le poète se trouvait à la fois dans le monde et tendu vers lui, sans parvenir à franchir l’épaisseur de sa propre existence, qui apparaît dans toute sa nudité :

« Qui me confronte ainsi à ma vie ? »

Puis plus loin :

« … toi tu souris, ô Conscient

et dans ton regard fixe, de maniaque,

je lis mon histoire. Et voici

la chambre tombeau des tiédeurs et des

ternes solitudes de mon corps ;

le miroir où je regarde en connaisseur

les facettes de mon visage ; le lit sans fantasmes… »

Dans Qui je suis, il caractérise le frioulan comme la langue de la discorde2 :

« Ainsi ce dialecte était une chose diabolique, c’était le centre de mille contradictions. »

Pourtant, Pasolini nage dans la matière même de cette division : « J’ai vécu au sein d’un poème lyrique, comme tout possédé. » Cette expérience profonde de la tension, chez celui qui disait chercher « toujours des cas limites », s’inscrit dans son déplacement vers des langues qu’il n’a pas encore parlées : le frioulan en 43, le cinéma vers 40 ans… L’insatisfaction que génère la clôture dans ce qui est trop connu, en d’autres termes dans la bourgeoisie, exige une lutte perpétuelle contre ce qui se nécrose : d’abord le fascisme puis le consumérisme.

Pasolini n’est jamais dupe de l’unité ; en termes lacaniens, on pourrait dire qu’il ne croit pas à la relation sexuelle. Il semble même y avoir une forme de sainteté dans ce qui divise, comme le montre le personnage de Théorème arrivant dans une belle maison qui vivait avant lui « comme un tout ». Puis il s’en va, laissant le père, la mère, le fils et la fille dans l’attente, le désir et le souvenir : « chacun, […] apôtre d’un Christ non crucifié, mais perdu, a son destin ». Le départ de ce personnage dit aussi l’arrachement au confort qu’il a provoqué chez les petits-bourgeois de la maison, à qui il a permis de découvrir leur amour, à la manière du soleil matinal qui éblouit le père. Le départ sur une route qui reste à jamais désertique est à la fois renoncement et commencement. On pense alors à ce que Pasolini écrit de sa propre fuite de Casarsa : « J’ai fui avec ma mère et une valise et quelques joies qui se révélèrent fausses sur un train lent comme les trains à marchandises (…). »

Pasolini est peut-être un homme qui n’a pas peur de l’aridité de l’individuation, et de la quête qui s’ensuit. Il est l’homme de la colère sainte. On se souvient de la manière dont il dirigeait Enrique Irazoqui, ou le Jésus de l’Évangile selon saint Mathieu : il le mit sur la voie de sa révolte en lui demandant d’identifier les pharisiens aux fascistes. Il ne s’agit pas du tout d’une contestation pure et simple, mais bien d’une position existentielle et politique qui cherche à supporter la situation d’inquiétude essentielle que l’individuation engendre.

La situation de solitude dans laquelle se trouve le sujet incarné – et séparé – doit être saisie dans son étrangeté puisque seule une telle conscience permet l’ouverture de la perception et de la pensée à ce qui est : « Je voudrais tresser l’éloge de la saleté, de la misère, de la drogue et du suicide. Moi, poète marxiste privilégié, qui possède des instruments et des armes idéologiques pour combattre, et assez de moralité pour condamner le pur acte de scandale, moi, profondément comme il faut, je fais cet éloge parce que la drogue, l’horreur, la colère, le suicide, sont avec la religion le seul espoir qui demeure. Contestation pure et action sur laquelle se mesure l’énorme tort du monde. »

Ce sens de la crise s’accompagne d’une perception très aiguë de la sacralité du réel, que l’on peut voir, comme le dit Bertrand Bonello interrogé par Laure Adler en mai 2015, à travers l’association des visages prolétaires et de la musique sacrée dans L’Évangile selon Saint Mathieu. Il y a dans les visages de Pasolini une déchirure de la clôture ou de la séparation qu’instaure toute espèce de langage, une apparition éclatante et solaire du réel.

C’est un va-et-vient devant la vie, qui oscille entre la monstration pure et la dénonciation du scandale du monde. L’inquiétude de Pasolini et son étrange mysticisme parlent une langue que nous devrions, nous aussi, apprendre.

« Je ne sais pas sourire comme Mozart. »

Ariel SPIEGLER

1Pasolini Je suis vivant, Nous, 2001 pour la traduction française et la préface.
2Toutes les citations qui suivent appartiennent à cet ouvrage.

Dans la même série :

  1. Maussano Cabrodor : « Cherche adversaire sensé avec qui ferrailler : Pasolini, reviens !« 
  2. Sylvain Métafiot : « Pasolini : comment la culture a tué l’art !« 
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