Bordeaux : amnésie douteuse

Bordeaux : amnésie douteuse
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Malaise à Bordeaux. La ville a fait de la « Liberté » l’affiche publicitaire de sa saison culturelle, pour attirer encore plus de touristes aux spectacles programmés… en faisant l’apologie des explorateurs qui ont mis fin à la liberté de tant d’autres peuples ! Plus qu’une erreur de communication, une faute morale et politique selon notre chroniqueur.

Droits culturels : encore un effort !

Bordeaux a fait de la « Liberté » l’affiche publicitaire de sa saison culturelle, pour attirer encore plus de touristes aux spectacles programmés.

Le slogan pourrait être beau : héritière de Montaigne, on nous dit que la ville a engagé depuis longtemps sa liberté contre « les obscurantismes et en faveur du progrès » avec ce slogan glorieux où « le rapport à la liberté s’est établi en réaction à l’oppression en érigeant très tôt des murailles face aux envahisseurs dits barbares ».

liberté trahie Bordeaux affiche (crédits : C. Lucas)Belle histoire de liberté à laquelle la saison culturelle ajoute la liberté de surfer sur « l’eau libératrice », comme « dépassement de soi », avant de nous inciter à gagner notre liberté en défiant l’océan comme Christophe Colomb ! Je ne mens pas, c’est écrit ainsi dans le fort présomptueux dépliant publicitaire : « De l’océan que défièrent Magellan ou Christophe Colomb, de l’eau symbole de la création, à l’estuaire ou aux rivières que remonte la vague frondeuse du mascaret, l’eau libératrice, à la fois fluide et puissante, est l’élément-matériau qui structure la saison culturelle 2019. »

Là, on s’étrangle : quelle amnésie insensée ! Comment, à Bordeaux, les organisateurs de la saison culturelle ont-ils pu oublier que cette liberté de traverser l’océan a signé la fin de toute liberté pour tant d’êtres humains ?

Pas un mot ! Alors que Montaigne lui-même savait dénoncer les insupportables atteintes à la liberté infligées par les conquistadors défiant les océans : « Quand je regarde cette ardeur indomptable de quoi tant de milliers d’hommes et de femmes et enfants se présentent et rejettent à tant de fois, aux dangers inévitables pour la défense de leurs dieux et de leur liberté ; cette généreuse obstination de souffrir toutes extrémités et difficultés, et la mort, plus volontiers que de se soumettre à la domination de ceux de qui ils ont été honteusement abusés, et certains choisissant plutôt de se laisser défaillir par faim et par jeûne, étant pris , que d’accepter le vivre de mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses, je prévois que, à qui les eût attaqués pair à pair, et d’armes, et d’expériences, et de nombre, il y eût fait aussi dangereux, et plus, qu’en autre guerre que nous voyons. » (“Les coches” dans les Essais).

Et voilà que la « liberté » de la saison culturelle bordelaise enterre cette mémoire des libertés bafouées dans l’accumulation de spectacles à plaisir !

Amnésie insupportable, surtout que Bordeaux nous dit sur son site dédié à la mémoire de l’esclavage : « Le commerce en droiture, de la Traite ne vont faire que renforcer l’hégémonie de Bordeaux et de son port, le plus important du royaume à l’époque. » La liberté de défier l’océan ne fut pas liberté pour tout le monde ; la statue de Modeste Testas, esclave affranchie d’Haïti, récemment inaugurée à Bordeaux est là pour nous le rappeler, mais les responsables de la saison culturelle n’en ont cure.

J’ai écrit au nouveau maire pour l’alerter sur cette amnésie coupable, mais je n’ai eu aucune réponse, pas même de l’élu à la culture. Comme si la liberté de courir les océans pour découvrir le « Nouveau Monde » n’avait aucun rapport avec la perte des libertés infligée à cet « autre monde ».

J’ai proposé de compenser l’amnésie par un acte qui reprendrait l’esprit de Montaigne lorsqu’il lançait son appel pour « dresser entre eux et nous une fraternelle société et intelligence ». Mais je n’ai eu que silence méprisant à ma proposition. L’ancien maire de Bordeaux ne fait plus recette pour le marketing territorial !

Il suffisait pourtant que le grand banquet de huit cents couverts à trente-sept euros, qui ouvrait le 22 juin dernier la saison culturelle, réserve dix euros par convive pour un projet de coopération avec Haïti afin que l’erreur de communication ne soit plus une faute morale et politique. Le projet d’agro-biologie dans un village d’Haïti, auquel je pensais, est opérationnel immédiatement, mais cette solidarité ignoré donne au grand banquet festif un goût bien amer, d’enterrement de Montaigne autant que de la liberté.

Liberté trahie, jetée dans la poubelle de la rentabilité touristique.

Pourtant, l’adjoint à la culture n’a pas tari d’éloges sur la réussite de sa saison culturelle. Selon la presse, six cent mille visiteurs ! Le nombre a tué le sens ! Le pire, c’est que l’on nous dit que ces festivités ont mis en valeur le patrimoine bordelais ! Le tout en occultant les parts les plus sombres de l’héritage bordelais… quelle indécence !

Autant dire que la fête était finie avant même de commencer.

Jean-Michel LUCAS

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Doc Kasimir Bisou, c’est le pseudonyme officiel de Jean-Michel Lucas, personnalité connue pour sa défense acharnée des droits culturels. Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie dans son parcours enseignement – comme maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles. Il tient une chronique régulière dans Profession Spectacle depuis janvier 2017. Depuis 2019, cette chronique a été rebaptisée : « Droits culturels : encore un effort ! »


 

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