“… commence une phrase” de Michaël Glück : s’éveiller là où finit l’espoir

“… commence une phrase” de Michaël Glück : s’éveiller là où finit l’espoir
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Le nouveau recueil de Michaël Glück se situe au commencement, à l’endroit de tous les éveils intérieurs et extérieurs. Écrire pour commencer, recommencer, ensemencer…

Il en va des recueils de poésie comme des mers : la plus accueillante d’entre elles a ses grandes marées, ses courants et parfois ses baïnes. Le journal poétique tenu du 3 mars au 28 avril par Michaël Glück à la Villa Beauséjour – Maison de la poésie de Rennes – s’intitule …commence une phrase. Le poète s’éveille, il écrit aussitôt ce qui vient à lui, dans le studio de sa résidence d’écrivain : les gestes du quotidien, les premières sensations du matin dissipent les brumes de la nuit. Il aurait pu s’agir d’une agréable promenade le long des rives de la Vilaine, mais la lecture du recueil s’apparente à une baignade non surveillée dans les eaux sombres de « l’Histoire, la grande histoire ». Sous la houle des pages, des gouffres intimes d’autant plus insidieux qu’ils sont pudiques et implicites. S’engage un corps à cri avec le silence, avec l’absence.

La poésie, veilleuse entre sommeil et éveil

Michel Eckhard Elial s’impose la discipline d’Exercices de lumière (Levant 2016) ; pour Michaël Glück, ce sera celle de l’éveil, au moment où la pensée émerge des langes de la nuit et des limbes des songes. Au petit jour, la volonté intacte, neuve, intime de dresser le constat de ce qui est : « commence une phrase arrachée / à l’encre du sommeil » (p 23). Cela « commence » par des réticences, « reliques de la nuit ». Parfois, au terme d’une « nuit trop longue », on pend « les linges / des mauvais rêves / sur l’étendoir / des fils électriques » (p 28). Au pied de la villa Beauséjour coule la Vilaine, évoquée par fondus enchaînés entre rêve et veille : « ce sont pas qui se suivent / ou bien chevaux qui halent / un bateau hors du rêve » (p 8). Ailleurs, le poète note : « le matin s’exonde du canal » (p 26)

L’exercice quotidien est tâtonnement, essai :

« commence
commence un autre jour
commence une autre phrase
et je ne sais
ce qu’elle deviendra
brouillon de jour
brouillon de vie

ne sais quelle phrase
sera bâillonnée »

La répétition des gestes, le fait d’ouvrir les volets « à la manivelle », et de les ouvrir encore les jours suivants : « ce matin / j’ai levé les volets / le jour est resté / dans la mémoire de la veille » aide à discipliner l’inspiration qui s’élève un matin jusqu’au mystère : « commence où je commence / dans la voix qui me nomme », un autre matin jusqu’à l’énigme :

« sous le souffle des pages d’un livre
retrouvé un Vent d’ouest
le vieux murmure égrené
d’une partition blanche

commençait une phrase
il aurait existé une version du livre »

Michaël Glück … commence une phrase et voici que pèsent d’un poids égal les bruits des « engins du chantier » d’un immeuble en construction, la danse des jonquilles dans le jardin, le « tatouage d’aiguilles bleues » du cèdre, le cimetière, non loin, devant lequel « les réverbères / ponctuent le silence » et le ballet de nombreux oiseaux, dont il se veut le sténographe : « le ciel bleu pâle est une volière / sur la page je ne sais noter les chants / à peine les soupirs ». Mouettes, accenteur mouchet, pouillot véloce, faucon émerillon, et beaucoup de corbeaux : « Un corbeau picorait / son reflet dans la flaque » (p 14) ; « quand les corbeaux plus tard se réveilleront / on entendra / dans leurs croassements / les noms arrachés / à la bibliothèque des morts » (p 12) .

Les rencontres adviennent vers ce qui s’écrit, vers ce qui s’écoule au fil des pages. On voudrait répéter, crier (mais qui entend ?), combien essentiel est le rôle des Maisons de la Poésie, institutionnellement soutenues (mais pour combien de temps encore ?) à travers le territoire français. Clamer que ce sont des lieux propices tant à la création qu’aux amitiés fécondes, des lieux de contre-violence, de frugalité spacieuse, où l’on apprend à transmuer détresses et colères en graines d’humanité. Tandis que « les jambes gardent / mémoire des pas / et rythme des phrases / entre deux rives », les poèmes gardent la trace du « limon des rencontres », l’empreinte d’un ami poète : « Jacques Josse/ avec qui j’ai passé une journée » (p 20) ou celle d’un éditeur ami, Yves Prié, des éditions Folle avoine. Avec le poète, nous aussi nous « avons/ marché roulé croisé suspendu / déroulé pas à pas les mots / le long de la Vilaine / avons fait rives silencieuses / à la phrase de l’autre » (p 13)

« … commence une phrase » en direction des autres…

Michaël Glück, … commence une phrase, Éditions LansKine, couvertureUne résidence d’écrivain, fût-elle nommée “Beauséjour”, n’est ni sinécure, ni tour d’ivoire : « tout geste humain, tout acte, écrire ou peindre ou vivre, sont », pour Michaël Glück « inévitablement politiques » (propos recueillis par Thierry Renard). Le bruit et la rumeur du monde parviennent légèrement assourdis, distanciés, contemplés avec une lucidité caustique qui épingle « l’Europe des compassions sélectives ». Le ramdam d’une journée d’élection n’est pas passé sous silence : « des matinaux ouvrent les bureaux de vote pour une journée nationale de l’opinion ». Le poème du lendemain évoque la « déferlante des commentaires /// comment taire », ainsi que l’harmonie silencieuse à retrouver sous le désastre des apparences : « pourtant le ciel bleuit […] pourtant l’ode au printemps / fait le chœur dans les arbres ».

D’autres événements sont passés au tamis de l’écriture, filtrés par le silence de la nuit : « la voix du Grand Voyou hier était latente en nos voyelles / Arthur d’azur marchait vers une Jérusalem des douleurs ». La veille de l’écriture du poème, Michael Glück était intervenu dans un collège de centre-ville – ce n’est pas dit dans le recueil, mais rapporté par des témoins qui l’ont accompagné. À son arrivée, les élèves de troisième s’étaient levés, l’un après l’autre, pour dire à haute voix des bribes du poème « d’une Jérusalem absente » de son recueil Rouges, édité à La passe du Vent (2013) : « Je vous écris d’une Jérusalem inversée qui peuple mes nuits / je vous écris sous la croisée de voix / dans l’insomnie de la blessure ». À brûle-pourpoint, les adolescents avaient demandé à Michaël Glück de leur dire un poème. Ce fut “Sensations” de Rimbaud, dit à des élèves rendus mutiques par le pouvoir sensuel des images et par le timbre d’une voix de basse aux harmoniques cuivrées.

… commence une phrase, et d’autres commencent leur vie d’adulte, avec en poche un vers sonore comme un témoin qui passe non pas de mains en mains mais de bouches en bouches…

… commence une phrase, afin de remonter à l’origine de la poésie que Michaël Glück attribue à la mémoire émotive des berceuses :

« une phrase fait son antienne
sasse et ressasse une berceuse
une unique chanson ein Lied
un air venu de lèvres perdues
un air qui brode les oreilles »

Réminiscence de mélodies qu’une mère courage, exilée, endeuillée, entonnait malgré le dénuement dans lequel vivaient les parents et l’enfant :

« il est un air
un air unique
une berceuse sans parole
un chant avec mots oubliés
dans une langue
jamais apprise
il est un air une complainte
dont je n’ai jamais su l’auteur
un air de fièvres intérieures
un air que me chantait ma mère
dans cette langue de Nezval
V
ítězslav qui ne fut Gérard
il est un air aux doigts de pluie
un air de verres de cristal un air
qui pour moi seul a des charmes secrets »

… commence une phrase, afin de renouer avec les origines de l’écriture, « une danse d’alphabet dans une assiette à soupe », premiers mots composés sur invitation de la mère « avec les alphabets de pâtes sur le bord de l’assiette où refroidissait un maigre bouillon » (Rouges, p 87 – entretien avec Thierry Renard).

… commence là où finit l’espoir

Le 28 mars, sous les allées du parc du Thabor à Rennes, la « grande Histoire » vient fissurer la sérénité d’une journée de printemps : « dans les allées du Thabor, les narcisses se sont levées / pauvres rouelles* de saint Louis / tantôt tantôt seront fanées ». L’auteur se demande le surlendemain « quelles écritures / dorment encore / dans la Torah de la lumière ». Au mitan du séjour et du recueil, quatre autres vers creusent un gouffre sous les pas du lecteur :

« nous nous éveillons
nous regardons le ciel
nous ne savons quelle fumée
est celle d’un charnier au loin

l’Histoire la grande histoire
peuple nos nuits »

Quand s’abat sur une famille la hache de l’Histoire, c’est pour l’enfant devenu adulte une conscience en archipel où les « îles exondées » de l’écriture avoisinent les abysses d’un effrayant silence.

Le 12 avril, surgit la plainte d’un mal aimé : « c’est un samedi soir / dans la rue de saint Malo / le goût du désespoir / ne se noie pas dans l’eau ». Balade triste et venteuse, noyée de mélancolie : « je n’ai plus rien à boire / il pleut sous mon chapeau », bien « loin de Rennes » et des amis. Le lendemain, le journal tenu quotidiennement s’interrompt brutalement. Le chemin de halage de l’écriture ne reprendra que le 21 avril…

La danse d’alphabet qui s’écrit vers après vers composait « un air qui tient à distance / la litanie des morts / et les noms des absents / dont les lèvres jamais / n’ont effleuré mon front ». Un recueil antérieur, cher au poète, intitulé la Mémoire écorchée, chez Faï Fioc (2015), désigne le traumatisme qui consume la parole avant que n’advienne l’écriture :

« six millions de morts passent dans la cendre du livre
je ne puis achever cette phrase
six millions de morts sont traqués dans la cendre du livre
je ne puis achever cette phrase
six millions de morts se couchent dans la cendre du livre
la bouche est faite à l’herbe rase »

Seule la voie – la voix – poétique est à même de rassembler les cendres et de nommer : « six millions de mots dispersés / six millions de mots récupérés / pour disperser cinq cent mille mots / cinq cent mille mots réfugiés / cinq cent mille mots dans le tiroir ». À prix coûtant pour celui qui entreprend l’écriture d’un texte dont il dira en postface : « Cinquante ans. Il y a cinquante ans je commençais l’écriture de ce texte. Sans savoir. Savoir est venu en écrivant. Contre le peu que je savais, il m’a fallu désapprendre et réapprendre à écrire. Commencer à creuser un sillon, à croiser, fils de chaîne et fils de trame. Il y a cinquante ans, commençant à écrire ce livre-là, je ne savais pas que l’écriture ne me lâcherait plus. »

Selon Péguy, poète et penseur de la trame de l’histoire, l’histoire est impossible, mais « l’art a des raccourcis que la raison n’a pas comptés ». Sa petite fille espérance est celle « qui toujours commence ». Combien nécessaire la voix de poètes pour que « toujours commencent » une berceuse, une phrase, un chant afin que ce qui meurt le soir trouve au matin quelque chose d’inconnu qui « commence », et sans doute aussi, silencieusement, ensemence…

Marine d’AVEL

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Michaël Glück, … commence une phrase
, Éditions LansKine, 2019, 64 p., 13 €

* Saint Louis imposa aux Juifs de son royaume le port de la rouelle, anneau d’étoffe jaune agrafé sur le vêtement, dont l’étoile jaune au XXe siècle peut être considéré comme une résurgence…



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