Elif Shafak, ni dieu ni frontières

Elif Shafak, ni dieu ni frontières
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Dans son dernier roman, 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, paru chez Flammarion, Elif Shafak donne voix aux marginaux par le prisme d’une fiction généreuse, intime et politique, à la trame efficace où la tendresse et l’humour se mêlent à la rage et à la souffrance.

Elle s’appelle Leila, Tequila Leila. Son corps gît dans une benne à ordures quelque part dans les faubourgs d’Istanbul, son mètre soixante-dix coincé dans cet improbable espace de plus d’un mètre de haut et large de moitié. Le cœur de Leila a cessé de battre mais son esprit est encore vif. Pendant dix minutes et trente-huit secondes – selon les scientifiques, la durée de l’activité cérébrale après la mort –, elle sera son propre biographe, nous contant sa vie en une succession d’instantanés où les souvenirs se définissent d’odeurs et de couleurs. Elle se revit et tente de trouver l’origine du déraillement.

« Il y avait tellement de choses qu’elle aurait voulu savoir. Elle ne cessait de se repasser les derniers instants de sa vie, en se demandant ce qui avait dérapé – exercice futile puisqu’il était impossible de dévider le temps comme une pelote de laine. Sa peau virait déjà au blanc-grisâtre, même si ses cellules vibraient encore d’énergie. Elle sentait bien des mouvements insolites dans ses organes et dans ses membres. On s’imagine toujours qu’un cadavre n’est pas plus alerte qu’un arbre abattu ou une souche creuse, dépourvu de conscience. Mais si on lui en avait donné l’occasion, Leila aurait pu témoigner qu’au contraire, un cadavre déborde de vie. »

Elle est née en 1947 à Van, petite ville de Turquie orientale confite dans le passé et les superstitions, dans une famille polygame. À sa naissance, elle n’a pas pleuré, déjà dangereusement rebelle. Son père l’enlève des bras de sa mère pour la donner à sa première épouse, plus âgée et infertile. Fondamentaliste religieux, il finira par lui interdire l’école et refusera de la croire quand elle lui confiera les abus commis par son oncle, son charismatique jeune frère, depuis qu’elle a six ans. Elle découvre que toute sa vie est cachotteries et mensonges, prédéterminée par des codes patriarcaux dont elle se libère en fuyant à Istanbul, ville des insatisfaits et des rêveurs, échappant ainsi au voile et à une union avec le plus jeune fils de son violeur. Elle ne connaît personne dans la métropole, se fait voler le peu qu’elle possède et se voit contrainte de vendre son corps. Leyla y devient Leila, « échangeant le ‘y’ de ‘yesterday’ pour le ‘i’ d »infini’ ».

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Elif Shafak, 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, Trad. Dominique Goy-Blanquet, FlammarionElle se souvient de la rencontre avec chacun de ses cinq amis, famille de cœur à défaut d’une famille de sang, son havre, son rempart.

Il y a Nostalgia Nalam, prostituée transsexuelle, née Osman dans une famille de fermiers d’Anatolie, sujette aux brimades et aux agressions en raison de sa sexualité hors normes – « vive et audacieuse, féroce envers ses ennemis, loyale envers ceux qui lui étaient chers […] la plus brave des amis de Leila. »

Il y a Sabotage Sinan, fils de la pharmacienne de Van, orphelin de père. Il la suivra dans sa fuite – « Sinan, son arbre protecteur, son refuge, témoin de tout ce qu’elle était, tout ce à quoi elle aspirait et, pour finir, tout ce qu’elle ne deviendrait jamais. »

Il y a Jameelah, prostituée ostracisée parce qu’elle est Africaine, originaire de Somalie, fille d’un père musulman et d’une mère chrétienne, déchirée entre deux croyances, exploitée par une belle-mère cruelle – « la femme qui scrutait l’âme des autres, et seulement quand elle y voyait ce qu’elle avait besoin de voir, décidait si elle leur ouvrirait son cœur. »

Il y a Zaynab122, femme de ménage dans les bordels, exilée des montagnes du Liban, moquée pour sa petite taille qu’elle affiche dans son nom, experte en tasséomancie (divination par la lecture des feuilles de thé, du marc de café, de la lie de vin) – « la devineresse, l’optimiste, la croyante ; pour qui le mot ‘‘foi’’ était synonyme du mot ‘‘amour’’ et pour qui Dieu, par conséquent, ne pouvait être que Bien-Aimé. »

Et il y a Hollywood Humeyra, chanteuse dans des night-clubs de seconde zone, rescapée d’un mariage à seize ans et des coups de son mari – « la femme qui connaissait par cœur les plus belles ballades de Mésopotamie, et dont la vie rappelait certaines des histoires tristes qu’elles contaient. »

Leila a confiance en eux, elle sait qu’ils vont la retrouver. C’est effectivement le cas mais on leur refuse l’accès à la morgue où a échoué son corps sous prétexte qu’ils ne font pas partie de la famille. Quand ils apprennent qu’elle a été enterrée sans cérémonie au cimetière des Abandonnés, dernière demeure de ceux qui sont considérés comme le rebut de la société, ils planifient une expédition nocturne pour l’enlever et lui offrir un enterrement digne d’elle. L’aventure sera rocambolesque !

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Elif Shafak est une écrivaine politique et féministe qui s’oppose à toute forme de répression, qui milite pour les droits des femmes et des minorités. Un combat qu’elle poursuit au fil de ses romans et ce dernier confirme sa volonté de donner la parole aux déclassés, aux indésirables. Elle y dénonce les traumatismes physiques et psychiques, les violences sexuelles faites aux femmes dans une société conservatrice où la méconnaissance du corps a de fâcheuses conséquences. Cette méconnaissance est parfois si ahurissante qu’elle serait comique si elle n’était pas si dramatique. Il est vrai qu’il fut un temps où les seules occasions de mêler librement les sexes étaient les mariages et les enterrements.

L’auteure excelle à dévoiler l’intime des vies et nous parle avec talent de ce qu’est être étranger – cette « ombre d’ailleurs » que l’on transporte avec soi –, de ce qu’est être laissé-pour-compte, de ce qu’est être femme dans un pays patriarcal où le fondamentalisme religieux fait justice. Elle fait entendre les sans-voix dans une tragi-comédie maîtrisée et magnifique, enchâssant les récits avec finesse, mêlant Orient et Occident, convertissant souvenirs et instants en saveurs et arômes. Elle nous offre, non pas une histoire de mort, mais bien une histoire d’amour flamboyant et d’amitiés précieuses.

Elle fait d’Istanbul un personnage à part entière, ville chatoyante et ténébreuse, celle dont la beauté-mirage engendre espoirs déçus et destins brisés : « Istanbul était une illusion. Un tour de magicien raté. » Nous sommes ici loin de l’Istanbul des guides touristiques, féerique et superbe, entraînés dans la rue et les bas-fonds, dans un quotidien sordide et sans pitié.

« Istanbul était une ville liquide. Rien ici de permanent. Rien qui semble établi. Tout avait dû commencer des milliers d’années auparavant, quand les lames de glace fondirent, quand les eaux montèrent, et que toutes les formes de vie connues furent détruites. Les pessimistes avaient été les premiers à fuir les lieux, sans doute ; et les optimistes à choisir d’attendre pour voir comment les choses allaient tourner. Nalam se dit que l’une des tragédies constantes de l’histoire humaine, c’est que les pessimistes sont plus doués pour la survie que les optimistes, d’où il s’ensuit logiquement que l’humanité véhicule les gènes d’individus qui ne croient pas en l’humanité. »

Les romans d’Elif Shafak mettent en lumière ce rôle primordial de la littérature, à savoir ouvrir les mentalités. Là est l’utilité de l’écrivain, de son regard franc et de sa plume. « Shafak » en turc signifie « aurore ». Puisse-t-il y en avoir encore beaucoup comme celle-ci.

Stéphanie LORÉ

 

Elif Shafak, 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange, Trad. Dominique Goy-Blanquet, Flammarion, 397 p., 22 €

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