Introspection et contemplation : Nicolas Jarr virtuose au Rocher de Palmer

Introspection et contemplation : Nicolas Jarr virtuose au Rocher de Palmer
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Nicolas Jarr, icône de la scène électro new-yorkaise, a donné un impressionnant concert au Rocher de Palmer, devant près de 1 200 personnes. L’artiste fait entrer ses auditeurs dans une temporalité lente, comme étirée à l’infini, ouvrant un horizon d’introspection et de contemplation, duquel la lutte n’est cependant pas absente. Une réussite scénique et musicale.

[Critique]

À Bordeaux, il est une scène dont le nom est désormais une institution. En vagabondant dans les artères de la rue Sainte-Catherine ou dans les couloirs universitaires de Pessac, en buvant un café sur les terrasses branchées des Chartrons, vous entendrez rapidement parler du Rocher de Palmer, une des quatres SMAC (Scène de Musiques Actuelles) de l’agglomération bordelaise. Peut-être parce qu’un grand nom (Patti Smith, Chinese Man, Staff Benda Bilili, Ben l’Oncle Soul, Gregory Porter…) y fait son apparition, peut-être aussi pour sa programmation éclectique ou pour ses nombreuses actions dirigées vers les habitants, vers la vie artistique et culturelle, de la ville.

Une exploration par-delà les barrières

Tout récemment, c’est à une icône de la scène électro new-yorkaise, Nicolas Jaar, que fut dédiée la salle du Rocher, la plus grande, avec 1 200 places debout. Compositeur déjà reconnu internationalement et qu’on ne s’aventurera pas à catégoriser, le jeune prodige est loin d’être une découverte dans le milieu. Mais tout les mélomanes français ne sont peut-être pas encore familiers de ce nom, pour n’avoir pas eu le privilège d’assister à l’un de ses sets réputés.

Nicolas Jaar est en effet un nom qui, à force de se passer sous le manteau, finit par être connu de beaucoup. Né à New-York, ayant passé son enfance au Chili, l’artiste est plongé dès son plus jeune âge dans un univers culturel qui favorise l’exploration par-delà les barrières. Dans ses rares interviews, on devine facilement une éducation qui l’a conduit à ses nombreuses et exigeantes références, autant qu’à une profonde aversion pour les dérives mercantiles de l’industrie musicale. Ce refus de toute compromission l’amène d’ailleurs à créer son propre label à l’âge de 19 ans.

De ses succès critiques en solo (Space is Only Noise) à ses expérimentations d’un travail plus collectif (son duo Darkside, avec son camarade de lycée David Harrington), Nicolas Jaar trace avec aisance son chemin dans le milieu house-électro, jusqu’à atteindre une reconnaissance qui le dépasse : il est invité par Jacques Audiard à composer la musique de son film Dheepan, Palme d’or au festival de Cannes en 2015.

Évanouissement temporel

Au Rocher, le voyage promis dans la stratosphère réussit à faire salle comble : 1 200 personnes se pressent dans la haute salle, où une ligne de lumière coupe horizontalement la scène. Le temps s’étire ; une bonne vingtaine de minutes s’écoule avant que l’artiste arrive. À cette religieuse attente s’ajoute enfin la tension, lourde et gracieuse, des premières notes électriques, étirées jusqu’aux frissons. C’est comme si Nicolas Jaar continuait à étirer le temps, jusqu’à l’évanouir, obligeant les plus impatients à accepter cette construction musicale lente, qui épouse la contemplation de ses propres formes.

Le musicien nous impose tout au long de son set sa déconcertante aptitude à jouer de nos expectatives, formatées par des années de codification d’une musique électro-dansante et souvent simpliste dans ses schémas. L’explosion qui survient alors est légitimée, portée par les variations et l’originalité sonore des atmosphères spatiales qui l’ont précédée. La musique de Nicolas Jaar est finalement assez représentative de ses griefs contre la machine industrielle ; elle témoigne avec finesse de son message quelque peu floydien : le temps peut encore être un plaisir dans un monde dominé par l’instantané et la consommation.

Entre libération des puissances et harmonie de la composition

Les explosions elle-mêmes sont dessinées dans cette logique : les basses sont remises à leur place, menant le rythme des corps pendant de courts intervalles, sans que jamais l’exaltation de la puissance ne soit prolongée jusqu’à nous faire oublier qu’il s’agit d’une musique qui s’écoute, et pas seulement le prétexte d’une danse compulsive, ignorante. Le jeu de Jaar est celui d’une négociation permanente entre libération des puissances sonores et harmonie de la composition. De l’extérieur à l’intérieur, de l’intérieur à l’extérieur, en un double mouvement permanent. Dans les profondeurs, introspection et contemplation se rejoignent in fine, comme une théorie des cordes des musiques électroniques.

Si les trouvailles sonores se répartissent de manière équilibrée dans le set, le territoire conquis dans l’espace auditif du public semble une toile nouvelle qui, dans les dernières minutes, permet à Nicolas Jaar d’invoquer l’esprit de Vangelis, avec des improvisations de saxophone futuriste, organe électrisé et poétique. Les sons qui s’émancipent alors sont le reflet de cette sensation diffuse, ressentie dans la soirée… comme une invocation entre mystique et technologie, une incitation à contempler le temps, ses souffrances et son pouvoir. De l’abstraction à la contemplation et à la lutte, nous entendons dans les quelques rares passages où Jaar saisit son micro pour déformer ses voix les intonations du chanteur maudit des Doors, héritage rimbaldien qui trouve de nouvelles nuances dans les circuits électriques du troisième millénaire.

Lorsque le set se termine, la foule ne laisse pas une seconde de doute quant à un éventuel rappel. Nicolas Jaar remonte sur scène après quelques instants et offre un final généreux, qui dure comme un feu d’artifice regardé depuis le dessous de la surface des eaux. Si les amateurs ne seront probablement pas surpris, ceux qui découvrent l’artiste mettront quelques heures à retrouver le temps ordinaire, quotidien.

Maël LUCAS

Concert de Moderat (crédits Nico Pulcrano)

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