“Je souffle, et rien.” d’Isabelle Lévesque : poésie funambule

“Je souffle, et rien.” d’Isabelle Lévesque : poésie funambule
Publicité

Dans Je souffle, et rien. (Ed. L’herbe qui tremble), Isabelle Lévesque inscrit sa poésie dans les boucles de la Seine et le tourment d’un deuil. Une écriture tendue sur le fil de l’existence, voulant unir les vivants et les morts.

CRITIQUE

Dans Je souffle, et rien., publié aux éditions L’herbe qui tremble, Isabelle Lévesque inscrit son écriture dans le méandre de la Seine et le tourment d’un deuil, lui prêtant la mission de chercher et révéler la façon dont les morts et les vivants peuvent demeurer présents les uns aux autres. Le poème prend la forme d’une navigation incertaine, par temps brumeux, d’une marche sur un fil ténu, dans laquelle pourtant le lecteur prend plaisir à s’engager.

Disparition

Le livre d’Isabelle Lévesque prend fond sur une disparition, celle irrémédiable des proches, qui le deviennent dès lors moins, plutôt qui le deviennent autrement. Celle en particulier des parents à qui, notamment, est dédié le livre : la mort de ceux qui vous ont donné la vie oblige en effet à faire face à l’évidence de la mort, à son étrange proximité. Elle oblige, comme le dit l’expression, à « regarder la mort en face », regard qui conduit d’abord à contempler l’évidence de l’absence et de la disparition.

Celle du père tient à cet égard une place centrale dans le livre. Sa disparition laisse un « je » (celui que l’on trouve dans le titre du livre qui, rareté pour un titre, met un point après « rien. », soulignant ainsi que l’absence a, est, le dernier mot) orphelin d’un « nous » et des lieux où vivait, s’incarnait la vie de ce nous : « Ce serait ici évanoui / car nous s’est dispersé à l’instant ». Et plus loin : « Nous brisé depuis ». L’absence et le manque creusent alors le jour, le ventre et l’écriture, essoufflent :

« Matin, réveil. Pas pareil,
tu es cru, crûment
– manquant.
 »

La disparition du nous, c’est la naissance de deux solitudes, solitude évidemment de celle qui reste mais solitude aussi de celui qui est parti, barque avalée effacée par le brouillard oublieux, dans un feu qui n’est plus que de détresse :

« Si seul.

Une ombre saigne.
Blessé, tu t’éloignes. J’éteins le feu.
La corne de brume sonne,
le son se perd dans ton sang.

Toi, passeur passé sur la Seine
… dans ta barque, toi, craie ou ciel,
jamais je ne sais ce que tiennent
tes mains.
 »

La mort prend la forme ici de la noyade, comme pour confirmer ce qu’une singulière homophonie annonçait déjà, l’un des lieux du poème étant le village normand (non loin de Gisors et des Andelys) de Noyers. Mais la mort prend aussi la forme, la brutalité et la couleur, ou plutôt la lividité, des falaises de craie :

« …Tu pars,
ta voix devant. Tu pars blanc,
le masque de cire s’est posé. 
»

Par sa blancheur (cadavérique) et sa texture poudreuse qui la rattachent à la mort, au retour à la poussière, mais aussi par l’outil qu’elle peut être pour écrire, la craie offre à cet égard de riches et complexes résonances et fait naître l’idée d’une parenté entre la mort, la poussière et l’écriture. Comme si cette dernière se devait de prendre en charge les deux précédentes, d’en dire quelque chose, comme si l’on n’écrivait qu’à partir et qu’entouré de mort et de poussière :

« J’ouvre mes mains, qu’ont-elles caché ? Poussières.
Quelles lettres de craie silencieuses
s’inscrivent dans mes paumes si blanches
 ? »

Ranimer les morts

Mais la blancheur de la craie peut être aussi prémices et signal de l’aube, d’une renaissance, donner alors force et résolution de ranimer les morts :

« Les poussières blanches,
lavées de ta promesse, renaissent.
Je cours vers toi sur les eaux
pour te faire renaître
. »

Telle est l’ambition, comme l’écrit très bien Jean-Marc Sourdillon dans sa postface : « par la voix maintenue vivante du disparu dans le poème, un fil, un fil de vie est tendu à travers les générations entre les vivants ». Laisser parler les morts en moi et par moi, parce qu’ils n’ont pas d’autre voix que la mienne pour s’adresser aux vivants et que c’est une façon qu’ils ont eux aussi de rester vivants :

« Alors, pour te retenir,
chassant la brume aux grandes apparences,
je suis le coton de ta voix, quelque chose
entre
ici et maintenant resté murmure
d’une géographie divisée.
 »

D’immémoriales interrogations traversent et sous-tendent le livre : quelle forme de vie et de présence pour les défunts ? Quelles formes de retrouvailles avec eux ? Où, tout simplement, demeurent ceux qui meurent ? L’écriture peut-elle les rendre à la vie ? Confrontée à tout cela, la poète cherche, comme tout poète le fait depuis Rimbaud, « le lieu et la formule ». Si le visage du défunt est de craie, de cette craie que l’on utilise pour écrire, il est aussi, par sa blancheur, papier vierge sur lequel écrit la vivante, à la façon des poètes-calligraphes chinois et japonais :

« tu serais papier.

Le pinceau nourri d’encre
déposerait sur ton ombre
les lignes de vie. Tu t’animerais,
sagement surgi de ma mémoire précise.
 »

Ainsi le poème restaure-t-il la présence du défunt : « Si tu es présent, c’est ici ». Ainsi lui donne-t-il voix, ainsi habite-t-il sa voix : « Je tiendrai le poème / que je n’ai pas écrit (c’est toi) / ici dans ma voix qui te hante. » Ainsi lui donne-t-il corps :

« Il fallait que reste ton nom.
Qui es-tu, puisque ton corps plus en terre
est captif de peu ? – La mémoire consonne,
cent ans, plus ou moins, pour te retrouver
. »

Comme une longue ballade de Narayama, le livre déploie l’étendue et la durée d’une procession et pérégrination dans la compagnie, plus ou moins proche, des défunts, en accentuant cependant le caractère énigmatique et incertain, indécis, miroitant (les peintures de Fabrice Rebeyrolle donnent pleinement corps et matière à ces tremblements et vacillements), de cette proximité, comme si les vivants prenaient en filature les défunts : « et toi, fil tendu, tenais-tu ? J’ai pris, je savais / qui tombait, ton pas dans le mien (‘suis-moi’) ».

Le poème fait consonner père, pays et paysage, flux de la mémoire, flux de l’écriture et flux de la Seine, chacun alimentant l’autre : « Je change je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème / inventé par le fleuve, toujours même. » Et le défunt ne disparaît pas du paysage : il disparaît dans le paysage et, bien plus, devient le paysage pour celle qui le suit :

« J’ai voulu regarder le ciel : il te suivait.

Le bleu ne se perd pas,
tu le tiens
dans ta main de vent.
 »

Boucles de la Seine

Le sol mouvant (fluant) du poème, son fond terrestre et marin, ce sont les boucles que dessine la Seine, dite Normande, autour des Andelys. Pour la poète, ces boucles sont tout à la fois une écriture (sinueuse, douce et sensuelle dans ses courbes, prenant son temps comme pour ralentir l’inexorable jetée dans la mer), une ligne de vie qui a accompagné et dessiné son existence (« Aussi loin qu’elle naisse, j’apprends cette ligne. ») et même un sang qui parcourt ses veines, qu’elle partage avec le père puisqu’ils sont du même sang.

Équivoque, ambiguë et plurilatérale est la Seine dans le poème, lequel parle de sa « destinée plurielle » et regarde en elle tant la descente (la jetée) vers la mer que la remontée vers la source. Comme flux de mémoire, la Seine, avec elle et en elle le défunt, emportent alors vers le passé, qui est le seul avenir de la vivante séparée du défunt : « tu es le fleuve qui s’éloigne / et le cours de notre passé / emporté. » Cette descente de la Seine qu’est le livre est elle-même une remontée en enfance (être adulte n’est-ce pas grandir en enfance ?), en ce temps d’avant disparition-noyade où le père était aussi fort et blanc que la falaise :

« Comme si tu revenais n’ayant pas trouvé perdu
le chemin de Noyers,
comme si tu disais l’enfance dans le cirque

… Alors devant mon pas je vois ta figure circulaire
(ma légende). Tu recours au géant de craie
… Tu marches sur le fleuve,
on dirait que tu es vivant avant de te noyer

… j’arrête de courir je marelle.
Tout y est. »

Dans un profond échange, une souterraine connivence, le père est à la fois celui que le fleuve emporte, qu’il conduit à la mer (le fleuve emmène le père vers la mer : « Si la Seine t’emporte – tu rejoindras la mer. »), et celui qui se fait fleuve lui-même, traversant et irriguant, à la manière d’une veine secrète, la poète et sa terre, nourrissant son sol et y inscrivant sa présence : « La Seine élargie inscrit ton pas sur le sol ».

Poésie funambule

Se tenir en équilibre instable au-dessus du vide, c’est ce que semble tenter le poème.

L’y invitent les falaises de craie qui dominent les boucles de la Seine. La falaise, c’est là que la poète se tient (« Penchée sur la falaise » sont les premiers mots du livre), là que sont le site et la scène d’énonciation du poème comme l’écrit Jean-Marc Sourdillon, mais c’est aussi là d’où l’on tombe pour rejoindre le flux de la Seine emportant les défunts, là d’où l’on doit tomber pour les rejoindre (« Je te rejoindrai par le vide. »).

La mort du père est d’ailleurs comme l’effondrement d’une falaise pour la vivante, entraînant perte de substance et éboulement intérieur. De cela témoignent plusieurs poèmes chutant et s’interrompant sur le pronom personnel « tu » (et là encore l’homophonie de notre langue joue à plein : tu s’est tu), comme si la poète chutait elle-même de la falaise blanche de la page, tombait dans sa blancheur crayeuse.

Malgré cela, elle et le livre inscrivent leur trajectoire dans une géométrie de l’ouvert, tant dans l’espace que dans le temps. Dans l’espace, ce sont ces boucles de la Seine, ces lignes courbes, semblant se réjouir dans leur sinuosité et leur lenteur contemplative (nous y verrions presque un électroencéphalogramme de poète…), comme décidées à aller le plus lentement possible vers la mer, c’est enfin bien sûr la jetée dans l’ouvert de la mer.

Dans le temps, la géométrie de l’ouvert se manifeste par la multiplicité et la fluidité des modes de conjugaison, au sein parfois d’un même poème, tel celui-ci qui passe de l’imparfait au présent : « … Nous grimpions. / Le souffle manquait, il manque toujours / lorsque nous quittons la croix des initiales. » Le conditionnel présent peut quant à lui nourrir une émouvante espérance :

« J’ouvrirais les yeux, regarderais la rosée
de si près – larmes, gouttes –
que tu me rejoindrais.
 »

Dans sa postface, Jean-Marc Sourdillon voit à juste titre dans la poète une nouvelle Eurydice. Nous y voyons aussi une autre Ariane, attachée par son fil, celui de son écriture et de sa vie, à relier les morts aux vivants, afin que ni les uns ni les autres ne s’oublient et se perdent dans le labyrinthe de la solitude et de l’absence : « Plus qu’un roi, tu apparaîtras / revenu de trépas sur un fil tendu, de toi à moi ? ». Du moins Ariane grâce à son fil peut-elle regarder le défunt « marcher / sur le fil facétieux du passé. »

Écrire alors est comme se tenir et marcher sur un fil : falaises blanches et silence à ses côtés, environné de vide, se tenir et avancer, pour joindre et annoncer l’autre terre, l’autre rive qui attendent et font signe. Poésie funambule.

Frédéric DIEU

.
Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien., peintures de Fabrice Rebeyrolle et postface de Jean-Marc Sourdillon, poèmes, L’herbe qui tremble, 2022.


.



Soutenez-nous gratuitement
Abonnez-vous à notre chaîne YouTube.

Merci !



.

 

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *