“La définition du bonheur” de Catherine Cusset : nos vies, entre passion et raison

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La définition du bonheur, le nouveau roman de Catherine Cusset paru aux éditions Gallimard, nous fait vivre quatre décennies de la vie de deux femmes que rien ne semble unir, deux tempéraments diamétralement opposés qui se posent les mêmes questions, à savoir : qu’est le bonheur ? Comment agit sur nous le temps qui passe ? Comment nous définissons-nous ? Passionnant et intense.

Le roman nous raconte deux vies de femmes en parallèle, lignes de force qui dessinent deux histoires aux nombreux points communs, divergeant dans la façon qu’ont les héroïnes d’aborder les remous et les bonheurs sur leur chemin. Ève et Clarisse sont toutes deux nées dans le Paris du début des années soixante et, si les cartes qu’elles ont à jouer sont fort dissemblables, elles sont confrontées aux mêmes interrogations : comment affronter le temps qui passe ? Que recèle de mystères insondables le mot « bonheur » ?

Clarisse

Août 1979. Clarisse rejoint sa marraine dans son centre de vacances à Hyères pour échapper au désespoir de sa mère Irina qui noie son chagrin et sa solitude dans le vin et le whisky. Elle s’offre une parenthèse de trois semaines faites de bains de mer, de soleil, de dessin et de lecture. Ses seize ans et sa beauté attirent le regard des hommes mais elle reste à l’écart, protégée par sa timidité, elle observe. Lorsque son regard croise celui de Samuel, séduisant garçon de dix-neuf ans, fédérateur et charismatique, elle se laisse emporter par son premier émoi amoureux, du moins sa naïveté lui fait-elle croire à l’amour.

« Avoir seize ans, foncer dans la nuit calme sur une route déserte et sentir la brise tiède caresser vos épaules tout en enlaçant la taille d’un garçon qui vous a embrassée hier pour la première fois, la joue appuyée contre son dos : ce devait être la définition du bonheur. »

L’idylle sera courte, le réveil douloureux, poisseux de honte et de la culpabilité de s’être montrée si stupide. Après quelques mois de profond abattement, Clarisse se relève, aventurière et audacieuse, et part sur les routes, sac au dos. Son désir de vivre est plus puissant que la déception amoureuse, elle se prend de passion pour l’Asie du Sud-Est. Elle aime le gigantisme, le désordre, la folie de certaines villes ; elle aime descendre du car au hasard, Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard couvertureà la rencontre de villageois qui n’ont jamais vu de fille blanche voyageant seule. Elle découvre là ce qu’est être accueillie et comprend que « bienvenue » signifie « celle dont la venue est agréable ».

C’est au début des années quatre-vingt, à Koh Samui, une plage paradisiaque, qu’elle rencontre le plus bel homme qu’elle ait jamais vu, Hendrik, un Anversois. Elle est persuadée qu’il est l’homme de sa vie malgré leurs visions incompatibles du voyage – il planifie, elle improvise –, son ton impératif, sa pingrerie et les mots méchants qu’il a à son égard. Elle accepte beaucoup en raison d’une vieille hantise de rejet – son père l’a abandonnée quand elle avait deux ans – et l’envie de mourir – elle a fait, adolescente, deux tentatives de suicide. Quand Henrik la demande en mariage, elle accepte. Elle dit à son plus proche ami : « L’amour, Mehdi, n’est-ce pas ce désir qui persiste malgré tout ? N’est-ce pas ce sentiment qu’on éprouve malgré soi, quand on n’a aucune raison objective d’aimer ? »

Ensemble, ils ont trois garçons. Si Hendrik se révèle être un bon père, si après quinze ans ses mains d’or la font toujours vibrer, il reste égoïste et paresseux au point que Clarisse se demande si elle n’a pas renoncé à ses rêves. La mort de Mehdi, la trahison de son mari n’ont pas raison de son élan de vie, elle refuse de se laisser engluer dans la mélancolie et affronte le naufrage de sa vie en se promettant de ne plus jamais ouvrir sa porte à un homme, le cœur protégé par une épaisse couche d’ouate, hantée par la phrase de sa mère : « Toi aussi, tu vieilliras seule. »

Ève

Ève lit le roman de Clarisse sur une clé USB que lui a remise le fils aîné de cette dernière après son enterrement. Nous sommes en 2021, elles se sont rencontrées trois ans auparavant après avoir découvert le lien qui les unissait. Ève a connu les mêmes étapes clés dans sa vie, un chemin qu’elle a vécu de façon diamétralement opposée à celle de Clarisse. Autant Clarisse est passionnée, impulsive et vit une sensualité libre, autant Ève est dans la construction et la maîtrise, romantique et sérieuse.

Ève a grandi dans une famille catholique de gauche dont les leitmotivs sont discipline et épargne, une famille qui a entretenu en elle un sentiment de peur, peur de l’autre et du mal qu’il peut vous faire. Elle finira par s’émanciper de cette rigueur – « Ève l’indécise, l’excessive, avait une force intérieure dont elle n’était pas consciente et qui lui donnait le pouvoir de mener à bien ce qu’elle entreprenait. »

Au grand dam de sa mère, elle ne termine pas une thèse universitaire commencée dix ans auparavant, préférant se consacrer à sa petite entreprise de traiteur et éduquer ses enfants. Mariée à Paul, journaliste d’investigation, elle vit à New-York et c’est dans un taxi qu’elle a mis au monde son second enfant, en douceur. Elle a retardé le départ à l’hôpital pour que la naissance, cette fois, n’appartienne qu’à elle et son mari. Elle refuse que d’autres écrivent son histoire à sa place, c’est son pouvoir, sa décision de bonheur. Le contrôle qu’elle exerce sur sa vie est à double tranchant, à la fois force et faiblesse parce qu’elle perd pied quand il lui échappe, aussi parce qu’elle prend conscience qu’elle souffre de ne pouvoir s’abandonner au plaisir sensuel. Elle est bouleversée par sa rencontre avec Sébastien, le père d’un copain de maternelle de sa cadette – « Il y avait quelque chose d’inouï, de bouleversant, dans ce premier contact avec un autre corps après douze ans de vie conjugale. » La rencontre inattendue, le désir auquel elle cède, la font s’interroger sur sa vie.

« Elle n’aurait pas su dire ce qui la rendait si amère. Le dépit de s’être prise au piège et de se mettre à rêver d’une nouvelle histoire d’amour alors qu’elle avait un mari qu’elle aimait, deux filles adorables, un métier qui la passionnait ? Que venait faire Sébastien dans cette équation ?« 

Qu’est-ce qui nous fait mal alors que nous pensons que tout va bien ? Dans quelle mesure se ment-on à soi-même ?

Des bonheurs

Catherine Cusset est une fine portraitiste et une observatrice lucide qui parle avec un style classique, élégant et une langue claire de l’universel dans nos vies, ce banal que nous avons en partage et la façon dont nous l’appréhendons. Ses héroïnes vivent des expériences similaires, un parcours de femme – l’adolescence, l’éveil amoureux, le mariage, la maternité, la séparation, la maladie, le vieillissement – sur un mode différent. Ève frôle à plusieurs reprises la catastrophe mais retrouve toujours son équilibre ; Clarisse vit chaque événement à fond, se plante, chute jusqu’au désastre final. À travers leurs réactions, leurs choix, l’auteure pose la question du bonheur : le trouve-t-on à vivre une vie ardente et passionnée ou plutôt une vie calme et planifiée ? Dépend-il de nous ou de la bonne fortune ? Est-il durée ou fulgurance ? Il est en vérité multiple et a moins à voir avec la continuité qu’avec un instant donné. L’optimum de la vie humaine, un état de satisfaction totale, stable et durable, est un leurre. Il n’y a aucune idéalisation dans les romans de Catherine Cusset, la solitude est une souffrance et les gens heureux n’ont pas tout à la fois. Les joies intenses tiennent du pointillisme et les plaisirs sont éphémères. L’équilibre relève d’une certaine congruence intérieure.

« Pour Clarisse, le bonheur n’existait pas dans la durée et la continuité (celui-là, c’était le mien), mais dans le fragment, sous forme de pépite qui brillait d’un éclat singulier, même si cet éclat précédait la chute. »

La définition du bonheur interroge également notre rapport au temps, ce mouvement en devenir qui ne nous transforme jamais en totalité. Au cœur de nous persiste un socle immuable, originel, qui nous structure et sur lequel s’accumulent les strates de notre être au fil de notre vie. Au temps qui nous définit, les heurs et malheurs qui nous façonnent, s’ajoute notre relation à l’autre, ce regard sur nous à travers lequel nous existons, notamment dans l’amour, cycle de coups de cœur, d’échappatoires, de désir animal, de don inconditionnel. Toute vie est une co-création dont il est essentiel de profiter au présent.

« Même la mémoire est friable, comme les berges d’un fleuve, et s’éparpille comme la poussière. Rien ne reste. Ne reste que le rien. »

Stéphanie LORÉ

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Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard, 352 p., 20 €.

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