La pratique artistique en amateur : sortir du négatif

La pratique artistique en amateur : sortir du négatif
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Les amateurs ne sont considérés, du point de vue des politiques culturelles, que négativement… au mépris du respect de la dignité des personnes, au mépris de leur humanité et des droits culturels. Il est temps que ça change.

Benoît chante… comme tout le monde d’ailleurs. Un jour, au hasard de ses relations, un ami lui dit qu’il a une belle voix et qu’il devrait bien suivre une formation pour élargir davantage sa capacité à chanter un répertoire plus large et exigeant. Benoît prend confiance, s’inscrit à une formation, fait des essais de plus en plus pointus… Le temps et les expériences passent ; le voilà avec un contrat avec des producteurs de spectacles. D’autres concerts suivent et, bientôt, Benoît atteint les 507 heures de travail dans l’année : il est devenu un professionnel ; il fait carrière.

Voilà une bien belle histoire à double titre. Sur le plan individuel, Benoît est heureux de cette liberté réelle de faire de la musique et d’en vivre ; sur le plan collectif, on peut aussi s’en féliciter puisque Benoît s’inscrit dans la politique d’intérêt général de développement de l’emploi… aussi modeste que soit sa contribution ! Cette valeur d’intérêt général attribué aux professionnels est d’autant plus affirmée que Benoît bénéficie d’un régime (public), tout à fait particulier, d’assurance chômage. Il est devenu « intermittent », ce qui lui permet d’obtenir un revenu complémentaire à celui que lui procure la vente de ses prestations vocales sur les marchés du spectacle.

Marie est comme Benoît : elle aime chanter. Tous les deux ont suivi la même formation. Elle leur a permis d’accéder à des répertoires et des techniques de chant que leur origine sociale ne les avait pas préparés à connaître et encore moins à apprécier.

Maintenant, Marie sait chanter au sens où elle a acquis la liberté réelle de choisir le répertoire qui lui plaît. Certes, elle ne maîtrise pas tous les registres possibles du chant mais elle a tellement plus de capacités de jouer avec sa voix qu’elle se sent en pleine confiance. Marie a aussi élargi son cercle d’amis, étendu ses relations avec des personnes qui ont aimé son style et reconnu son talent. Plusieurs lui ont même proposé de se retrouver pour faire de la musique ensemble. Elle qui pensait son avenir tout tracé, découvre, au fil de ces relations, des opportunités inattendues. Elle dit même que la musique l’a « épanouie » ; on dirait mieux qu’elle s’est « émancipée », en s’extrayant des routines qu’imposait son histoire familiale. Elle aime dire que cet art est un anti-destin, en clin d’œil à André Malraux !

Pourtant, Marie n’a pas eu envie de passer sa vie à vendre sa voix. Elle n’a pas voulu devenir professionnelle. Toutefois, avec sa merveilleuse voix, elle reste toujours disponible pour des soirées entre amis et, quand il le faut, elle apporte la contribution de son chant à de « bonnes causes », soucieuse qu’elle est de vivre dans un monde un peu plus humain.

Une belle histoire gâchée par la loi

L’histoire de Marie est aussi belle que celle de Benoît car elle est heureuse d’exercer sa liberté effective de prendre part à la vie culturelle. En revanche, la suite est désolante car Marie n’a pas sa place dans la politique culturelle : elle n’est qu’une « amateure » !

Je l’ai redit lors du colloque organisé par l’INECC à Metz sur « la pratique musicale en amateur » : le parcours émancipateur de Marie relève, uniquement, de sa vie privée. La Nation, à travers sa législation, n’accorde aucune valeur positive au chemin de liberté et de capacité artistiques que Marie a parcouru.

Pire, ses pratiques en amateur sont porteuses de risques toxiques pour notre vie commune depuis que la représentation nationale a adopté l’article 32 de loi LCAP en 2016. C’est pour cela que Marie ne peut exercer sa liberté de faire de la musique que sous certaines conditions strictes. Si elle dépasse ces limites, elle devient un danger pour notre vie collective ; elle devient hors-la-loi et doit être sanctionnée.

Marie est donc surveillée de près car trois interdits s’imposent à elle :
1) sa liberté de pratiquer le chant ne doit pas relever de la « création » artistique ;
2) elle ne doit pas être rémunérée ;
3) ses activités ne peuvent pas être lucratives.

Vous pouvez recompter : Marie, amatrice de musique, libre, digne et émancipée, est désignée trois fois de manière négative, uniquement par ce qu’elle ne doit absolument pas être !

Quatre fois même, car la vie talentueuse de Marie est seulement qualifiée de « non-professionnelle ».

Une vision négative incompatible avec les lois sur les droits culturels

D’où la question : pourquoi la Nation et sa législation condamnent-elles les « amateurs » à n’être que des « non-quelque chose » ? Imaginez que l’on dise des enfants qu’ils sont des « non-adultes », que les femmes soient désignées comme « non-hommes », comme ce fut le cas durant de longues périodes ! En tout cas, Marie et tous les praticiens « amateurs » méritent mieux que le regard négatif que la loi LCAP porte sur elles et sur eux, dans cet article 32.

Certes, la situation sociale et économique des artistes du spectacle vivant est fragile et mérite d’être protégée, au nom du droit du travail. Certes, les fédérations de pratiques « amateurs » ont intériorisé qu’elles étaient de sympathiques organisateurs de loisirs, pleins de richesses privées mais sans grande valeur publique, au point de ne mériter que quelques faibles subsides des collectivités et de la « Jeunesse et des Sports ».

Il n’en reste pas moins que cette vision négative est dommageable car elle récuse un droit humain fondamental pourtant énoncé dans l’article 3 de la loi LCAP : le droit de chaque personne d’exercer ses droits culturels.

La Nation française, soucieuse de son rôle dans la défense des droits de l’Homme, a ainsi le devoir de veiller à ce que ces droits soient « respectés, protégés, promus et mis en œuvre ». De ce point de vue, en référence aux droits humains fondamentaux, Benoît et Marie ont en commun le même parcours émancipateur. La loi aurait dû les rapprocher plutôt de les opposer en pôle positif et pôle négatif.

Reprendre la négociation entre deux libertés rivales

Il aurait fallu admettre que participer à la vie culturelle comme le font Marie et Benoît est aussi positif pour l’intérêt collectif que peut l’être la protection des conditions sociales si fragiles des professionnels des arts.

La table de négociation de l’article 32 aurait dû confronter deux libertés rivales d’égale valeur d’humanité :
le droit au travail (article 23 de la DUDH : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. »)
– et les droits culturels (article 27 de la DUDH : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts. »).

La négociation sur l’article 32 a manqué à son devoir d’humanité en refusant de prendre en compte les droits culturels*. En conséquence, résister à cette invalidation des pratiques dites « en amateur » devient nécessaire. Il faut chasser ce mot négatif « d’amateur » de la politique culturelle. Que l’on songe, par exemple, aux conservatoires de musique qui disposent de beaucoup d’argent public alors que, pour l’article 32, ils forment des êtres « amateurs », quatre fois négatifs pour l’intérêt général. Ça ne tient pas debout !

La loi doit changer : il est temps de mettre à l’agenda politique la valeur positive pour la vie collective de la participation à la vie culturelle. C’est une exigence républicaine puisque le respect des droits culturels des personnes est une obligation déjà affirmée dans quatre lois : la loi LCAP mais aussi la loi NOTRe dans son article 103, la loi sur le Centre national de la musique (CNM) article 1 et la loi sur les bibliothèques, article 1.

Pensons à celles et ceux qui prendront la suite de Marie et Benoît : ne les opposons pas quand il y a tant à reconstruire pour faire humanité ensemble.

Jean-Michel LUCAS

* En cette période de crise sanitaire, on voit mieux les incidences de cette erreur stratégique : le ministère de la Culture et les professionnels du spectacle vivant n’ont défendu que la valeur économique et les incidences sociales de leurs entreprises, en ignorant, comme pour l’article 32, la valeur universelle des droits culturels. Ils ont globalement échoué, contrairement aux organisations religieuses qui ont su plaider la valeur universelle pour l’humanité de l’accès aux lieux de culte et ont obtenu leur ouverture.

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Docteur d’État ès sciences économiques, Jean-Michel Lucas allie, dans son parcours, enseignement – comme ancien maître de conférences à l’Université Rennes 2 – et pratique : il fut notamment conseiller au cabinet du ministre de la Culture, Jack Lang, et directeur régional des affaires culturelles. Il collabore régulièrement au journal Profession Spectacle depuis janvier 2017.


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7 commentaires

  1. Pour répondre à Ludo qui donne l’exemple du tatoueur amateur. La question n’est pas là. Mais plutôt qu’un tatoueur a le choix d’être salarié ou à son compte. Possibilité impossible pour les artistes qui sont obligés de jourr avec le flou de la règlementation pour avoir le droit d’être rémunéré.

  2. Bravo pour cet article. Malheureusement en France, les artistes qui ne souhaitent pas dépendre de l’intermittence n’ont pas le droit d’exercer ou de facturer leurs prestations. Alors j’en vois râler que des « amateurs » prennent leur travail et faire du « black ». Mais si la réglementation était moins stricte et qu’un statut de travailleur autonome existait comme à l’étranger, tout artiste pourrait se faire rémunérer. Le milieu culturel est d’une hypocrisie… Il dit que les artistes doivent être salariés et ne pas facturer. Tu veux jouer pour des mairies ou autres institutions, ils te demandent des factures.

    La culture et les artistes abusent tellement de l’associatif en couverture que pour les gens extérieurs à ce monde, la musique est gratuite et bénévole. Mais on tape sur l’artiste qui voudrait en faire un second job les week ends, qui voudrait être rémunéré mais n’a pas le droit de l’être.
    L’intermittence c’est super mais tout le monde ne l’a pas et tout le monde ne le souhaite pas. Il faut revoir le système pour y inclure tous les artistes. C’est trop compliqué aujourd’hui et beaucoup se voient limité à cette image de pratique amateur, alors qu’ils sont souvent plus pro que ceux qui se le disent.

  3. Cet article refait l’histoire. C’est avant la loi LCAP que les amateurs et amatrices étaient maltraités.
    Pendant 61 ans la pratique subissait beaucoup d’insécurité juridique et sociales. Autant dire que l’absence de règles amenait souvent les organes de contrôle à requalifier toute pratique amateur en contrat de travail et de nombreux abus à l’encontre des dits artistes amateurs étaient faits… Les groupements d’amateurs qui adoptent un cadre légal y trouvent aujourd’hui leur compte, et oui fatalement il y a des contraintes.

    Utiliser un appel à l’émotion grossier en exposant le scénario d’une jeune femme frustrée d’un prétendu empêchement ça donne plus envie de rire que de pleurer.

    C’est la première fois en 5 républiques qu’une loi consacrer à la création artistique est votée, il n’est pas question de l’abroger mais elle peut aussi être améliorée. Ce ne sera pas en revoyant l’art 32 que ce serait un progrès.

  4. Cet article est un torchon, demandez àu et entreprise qui paie des charges et du personnel ce qu’elle peut penser de gens qui se substituent à sa place dans travaux au black

  5. Pourquoi la rémunérer ? Si ce n’est pas son métier et qu’elle vit d’un autre travail (cdi temps plein) , elle fait ça par passion. Quant aux professionnels, ils ne font que ça pour payer les factures.
    Si on embauche un tatoueur amateur, il fera pas long feu , car on le devient pas sans avoir la pratique. Artiste c’est un métier déjà précaire et toucher des revenus comme les cours , Master class ou faire du son , c’est être professionnel . Avoir un autre job qui le fait vivre sans rémunération, c’est ne pas avoir la contrainte de se dire « demain , j’ai plus de prestations, mais avec le métier qui me fait vivre j’ai pas le manque à gagner  » . Et faire des cachets, c’est compliqué. Les amateurs arrêtez de voler le travail des artistes qui ne font que ça pour vivre. Pas vous. Sauvons les professionnels.

  6. Bonjour je ne comprends pas la problématique que vous exposez, même en relisant l’article 32.
    Je ne vois pas cet aspect négatif dont vous parlez.
    De plus vous indiquez :
    Marie est donc surveillée de près car trois interdits s’imposent à elle :
    1) sa liberté de pratiquer le chant ne doit pas relever de la « création » artistique ;
    Je ne vois nulle part que la pratique artistique est limitée à la reprise et qu’un-une artiste ne peut proposer ses propres œuvres.

    2) elle ne doit pas être rémunérée ;
    Rien ne l’empêche d’être rémunérée en cachets artistiques. Seul le régime particulier de l’intermittence pose la question de la non ouverture de droits si elle ne boucle pas ses 507 heures. Mais elle peut être payée.

    3) ses activités ne peuvent pas être lucratives.
    C’est vrai si elle ne souhaite pas être rémunérée et entrer dans le champ professionnel. Mais il me semble que c’est le cas pour toute pratique bénévole, sportive,…

    Du coup je ne comprends pas la dichotomie que vous évoquez. Je serais preneur d’explications ou d’éclairage supplémentaires afin de cerner les enjeux dont vous parlez. Merci

  7. Je suis d’accord avec le fond de l’article sur la loi LCAP art. 32 mais je voudrais quand même soulever que dire que c’est du point de vue des « politiques culturelles » que la pratique amateure est vue négativement, c’est un abus de langage. Vous l’écrivez vous-même, on a des conservatoires généreusement dotés par les fonds publics. On a aussi des communes, des départements aussi, qui engagent leurs propres politiques en faveur de la pratique amateure plus souvent, il me semble, qu’envers la création et la diffusion professionnelles (soyons réalistes, c’est plus vendeur pour la majorité des habitants en période d’élections locales). Il est salutaire d’avoir un regard critique sur les politiques publiques mais ce serait dommage d’ignorer ce qui se fait de bien par ailleurs.

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