L’épopée Tchekhov au Théâtre-Studio d’Alfortville

L’épopée Tchekhov au Théâtre-Studio d’Alfortville
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Tout Tchekhov ! Voici le pari fou lancé et tenu par Christian Benedetti au Théâtre-Studio d’Alfortville. Une aventure grandiose qui aboutit à cette Intégrale présentée aujourd’hui.

C’est une histoire grandiose qui dure depuis plus de dix ans. Une histoire de théâtre avec Anton Tchekhov que Christian Benedetti mène avec persévérance et amour dans la petite maison-théâtre d’Alfortville. Une histoire unique au monde et dont on peut s’enorgueillir qu’elle ait lieu en France malgré le peu de soutiens financiers qu’elle a suscités. Au Théâtre-Studio d’Alfortville, depuis 2011, se sont succédé les créations des grandes pièces tchékhoviennes, La Mouette d’abord, suivie en 2012 par Oncle Vania, Les Trois sœurs en 2013 et La Cerisaie, créée en juin 2015 aux Nuits de Fourvière, où même l’exigeant Michel Bataillon s’est dit ébloui. Entre-temps en tournée, les spectacles présentaient parallèlement chaque pièce, à tour de rôle. En 2015-2018, c’est La Cerisaie non-stop, avec vingt dates sur la grande scène du Théâtre du Soleil. En 2018, Ivanov.

La Criée, l’Athénée et d’autres lieux encore ont accueilli les fous d’Anton Tchekhov. Mais en 2022, année de L’Intégrale, aucun producteur ne se bouscule. La petite troupe de C. Benedetti continue pourtant, et tout en jouant chaque soir les pièces deux par deux (quelle endurance !), elle répète de jour les petits « formats » qui seront joués en mai. Reste Sans père : pourquoi ne pas terminer en effet par Sans père, la première pièce de Tchekhov, où se trouvent déjà tous les thèmes qu’il abordera ensuite. L’ensemble éclairera ce début d’une puissante lumière !

Une histoire personnelle et collective

Le compagnonnage de Christian Benedetti avec Tchekhov date de sa jeunesse : il a joué Trigorine dans sa propre mise en scène de La Mouette en sortant du cours d’Antoine Vitez au CNSAD, en 1980. Longtemps, il ne s’est pas autorisé à la reprendre, malgré moult tentatives… Enfin, 2006, le déclic définitif : La Mouette par le Hongrois Arpad Schilling à Bobigny, spectacle en quadri-frontal, fait date. C. Benedetti le voit six fois. Après avoir travaillé avec succès sur un répertoire ultra contemporain, il s’en retourne chez lui, là où il a la sensation d’être né… En 2009, avec cette Mouette qu’il a abordée il y a trente ans plein de « l’arrogance de la jeunesse », il joue son va-tout : « Ce sera ma dernière mise en scène. » Cantonné à Alfortville – personne au ministère ne se décidant à le nommer ailleurs –, il s’accorde une liberté totale puisqu’il n’a rien à perdre. Pas de décor, juste la maison-théâtre, quelques chaises et tables, des comédiens talentueux, un bout de craie blanche pour figurer au sol la mouette que Treplev a tuée. Cela marche au-delà de tout espoir. Succès auprès du public, des critiques, de la profession. Dans la jeune troupe réunie, quelqu’un lance : « Mais tu ne voulais pas monter tout Tchekhov ? » Et comme ils sont libres, tous…

Tout Tchekhov au Théâtre-Studio : un manifeste

Cela devient un projet de vie, de recherche sur le théâtre et des spectacles dont le public sort enchanté et requinqué, car ils lui donnent des nouvelles de l’humanité. Avec un noyau constant d’acteurs fidèles et des jeunes recrues qui reprennent les rôles de ceux qui ont dû partir – les productions sont difficiles à monter, sans compter les reports, les confinements –, l’interprétation s’approfondit, évolue, en fonction des prises de rôles, de l’avancée dans les pièces ; les spectateurs peuvent donc les voir et les revoir, sans ennui. Ainsi, aujourd’hui, on entend une colère qui n’était pas aussi sensible dans les précédentes propositions. Il s’agit bien d’une œuvre de théâtre, en mouvement comme il se doit, rendue possible par la durée, le temps pris, voire arraché, par l’engagement des acteurs dont il faudrait citer tous les noms.

Christian Benedetti a baptisé son lieu Théâtre-Studio en hommage aux grands Russes qui faisaient de la recherche en même temps que des spectacles. Il a été à l’école de Vitez, de Krejca, de Vassiliev même. C’est un metteur en scène-acteur, maître de l’espace et des figures, d’une grande finesse dans la direction de ses camarades. Il a voyagé, animé des stages sur Tchekhov qu’il a nourri d’histoire et de théorie. « Je ne fais pas un produit commercial, je pratique le vieil artisanat du théâtre qui, avec rien, évoque le monde » et il s’appuie sur des citations de Tchekhov qui, loin du naturalisme psychologique de Stanislavski, rêve de dépouillement, et donne dans ses lettres des chronométrages sur la durée de certains actes. L’interprétation de C. Benedetti penche du côté meyerholdien : pas de personnages, des rôles ; pas de psychologie, de la pensée en acte ; pas de lenteur soupirante, rêveuse, mais un rythme rapide, troué de pauses extraordinaires – « stop-cadres » – brutales, où tout et tous se figent. Notées par Tchekhov dans ses didascalies, interprétées par C. Benedetti, elles attrapent le cœur du public qui se met à penser à toute allure avant que le spectacle ne reprenne son cours.

À Meyerhold, que connaissait Vitez, C. Benedetti emprunte encore le titre de L’Intégrale. Tout jeune acteur, Meyerhold était très proche de Tchekhov ; il avait monté et joué toutes ses pièces. En 1934, il est revenu vers lui : dans ses 33 évanouissements, il combinait trois de ses petites pièces où hommes et femmes se sentent constamment – 33 fois – mal. Meyerhold rêvait de montrer à Stanislavski cet essai où chaque évanouissement était accompagné de musique. Le titre est donc un hommage joueur, hyperbolique et non caché à Meyerhold, mais il y a d’autres clins d’œil : l’emprunt de la musique juive de M. Gnessine pour le bal du Revizor de 1926, le piétinement du troisième acte que Meyerhold repère dès 1904 dans une lettre à Tchekhov. C’est juste un appui sur l’histoire, sans prétention. Et le petit groupe a tout retraduit – une traduction par des acteurs et pour eux, faite dans le mouvement et le rythme de globalité de l’œuvre scénique en gestation.

Il s’agit là d’un processus de transmission inouïe à travers les répétitions, les tournées, les changements, la rencontre entre plusieurs générations du théâtre français. Cette épopée dont certains apparentent le résultat à une « série » passionnante, constitue un manifeste pour faire du théâtre autrement, pour se donner le temps de dialoguer avec le Docteur Tchekhov, inventeur de formes nouvelles. Faire du théâtre aujourd’hui, est-ce tenter une succession de coups d’éclat ? De coups d’épée dans l’eau ? Ou creuser, approfondir, reprendre, évoluer dans des thèmes ou des textes essentiels ?

Béatrice PICON-VALLIN

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En savoir plus : Intégrale Tchekhov
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Crédits photographiques : A. Mesnil



 

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