Le prix Nobel Louise Glück met un couple face à la déchirure du temps

Le prix Nobel Louise Glück met un couple face à la déchirure du temps
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Meadowlands dit, de façon polyphonique et profondément juste, ce que le temps fait aux couples et ce que les couples font du temps. Un recueil cinglant et tendre à la fois.

Faire entendre la très ancienne histoire d’Ulysse et de Pénélope dans celle très actuelle d’un couple d’Américains au bord de la rupture : c’est la prouesse que réussit Louise Glück, prix Nobel de littérature en 2020, dans son recueil de poèmes Meadowlands.

Le titre de Meadowlands est déjà lui-même une collision entre l’histoire et le temps présent, la nature et la culture : le mot désigne en effet une zone du New Jersey où dominaient auparavant les prairies et les terres humides. Dans ce livre, L. Glück mêle et entremêle les époques, les lieux, les genres et les sources littéraires, les registres du langage et, finalement, les voix. La mythologie, via l’histoire d’Ulysse et de Pénélope narrée par Homère, mais aussi la Bible, par l’histoire d’Adam et Eve, rejoignent les couples de l’Amérique contemporaine ; le tragique se cache sous le trivial ; le domestique touche à l’universel. Et ce tissage, cette tapisserie amoureuse, trouvent leur parfaite métaphore dans l’œuvre de fidélité de Pénélope.

Car le thème de l’amour conjugal domine le recueil. Amour conjugal par lequel la voix de l’épouse vient habiter le silence intérieur de l’époux. Amour conjugal tissé de séparation et de fidélité. Mais la séparation douloureuse éprouve et vérifie l’amour : « Comment puis-je savoir que tu m’aimes / tant que je ne t’ai pas vue en souffrir ? » dit Ulysse à Pénélope au moment de son départ. Et la fidélité revêt en elle-même une dimension nuptiale : le linceul que tisse Pénélope le jour, et qu’elle défait la nuit, se fait ainsi, écrit L. Glück, « robe de mariée ».

Voilà pour l’idéal et la mythologie, celle-ci revenant cependant avec la figure de Circé pour évoquer cette fois l’adultère et l’attaque contre le lien conjugal. Mais de l’autre côté du temps et de l’Atlantique, derrière les voix d’Ulysse et de Pénélope, se défait, s’aigrit et se dispute un couple très contemporain. On passe alors dans la sphère domestique, à la cuisine en particulier. Lui ne supporte plus les artichauts qu’elle prépare, déclare que vivre avec elle, « c’est comme vivre / en pensionnat : / poulet le lundi, poisson le mardi. » L’ironie et le mépris s’installent : le seul moment où tu es vraiment heureuse, dit-il, « c’est quand tu coupes un poulet ». Elle vit la misère et le drame caché, trivial et tragique, minuscule et universel, de l’amour en berne. Émouvant est à cet égard le poème intitulé « Minuit » :

« Parle-moi, cœur brisé : quelle
tâche ridicule t’es-tu encore inventée
pour aller pleurer dans le garage obscur
avec ton sac-poubelle : ce n’est pas ton boulot
de sortir les poubelles : ton boulot,
c’est de vider le lave-vaisselle
[…]
est-ce ainsi que tu communiques
avec ton mari, en ne répondant pas
lorsqu’il appelle…
Après quinze ans,
sa voix pourrait se lasser ; une nuit,
si tu ne réponds pas, quelqu’un d’autre le fera.
« 

Il y a bien là un drame car la défaite de l’amour est une victoire du mal, une blessure et une salissure. La colombe de la parabole tombe de l’amour « comme d’une branche de cerisier / … tachée par le fruit / sanguin de l’arbre. » Le motif chrétien, déjà présent par l’usage du terme parabole dans plusieurs titres de poèmes, devient plus largement biblique par la référence au péché originel, dans le saccage de la pureté et de l’entente originelles, dans la défaite de l’amour qu’est la victoire du serpent. Comme si de ce premier drame datait l’impossibilité d’aimer en vérité, comme si l’amour devait pour toujours en être teinté de possession, de souffrance, de jalousie, de vengeance et de haine. Comme si, dans l’âme et le cœur de l’être humain, il devait toujours se heurter à une force contraire intime et ne pouvait jamais réaliser pleinement son être en lui. C’est pourquoi l’homme peut dire de sa femme :

« tu représentes tout ce qui ne va pas dans ma vie
et j’ai besoin de toi, et je te revendique comme ma femme
. »

Meadowlands dit finalement, de façon polyphonique et profondément juste, universelle, ce que le temps fait aux couples et ce que les couples font du temps. Ironique, amusante et tendre est à cet égard la parabole des cygnes dont les chamailleries se mêlent à l’ultime chant. De tendresse, il en est aussi question dans le dernier poème, et dernier dialogue, intitulé « Ce que le cœur désire » :

« Fais-moi confiance : personne
ne souffrira plus.
Cette nuit, la tendresse
triomphera sur la passion
. »

Voilà peut-être l’issue de la grande épreuve du temps.

Frédéric DIEU

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Louise Glück, Meadowlands, poèmes, Édition bilingue, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Olivier, Gallimard, 2022, 141 pages.

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