Marcos Caramés-Blanco : “Au théâtre, on a un peu tendance à lisser la représentation de l’internet”

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Le dramaturge, qui dit ne pas vouloir « prendre la langue pour acquise », présentera son dernier texte, Trigger Warning, dans le cadre du FLIRT, festival consacré aux écritures contemporaines, en janvier prochain : une pièce qui tente de saisir la réalité des adolescents en prise avec les réseaux sociaux.

La deuxième édition du Festival des lectures itinérantes et rencontres théâtrales (FLIRT), dont Profession Spectacle est partenaire, aura lieu à Paris du 10 au 15 janvier 2022. L’événement met à l’honneur six pièces récentes à travers des mises en lectures, des rencontres thématiques avec les auteurs et les autrices, des ateliers d’écriture, ainsi qu’une édition numérique accessible en ligne pendant le festival.

C’est dans ce cadre que la pièce Trigger Warning (lingua ignota) sera présentée à Paris, le samedi 15 janvier au théâtre de la Cité internationale. Son jeune auteur de vingt-six ans, Marcos Caramés-Blanco, est depuis peu diplômé du département d’écriture dramatique de l’ENSATT. En 2019, son texte Gloria Gloria est lauréat de l’aide nationale à la création ARTCENA, puis sélectionné par plusieurs comités de lecture et programmé dans divers festivals. Des extraits sont publiés dans le numéro 3 de la revue La Récolte. En 2020, il écrit À sec (chroniques de la fin) pour une création de Sarah Delaby-Rochette. Son dernier texte, Trigger Warning (lingua ignota), est mis en scène par Maëlle Dequiedt.

Rencontre.

Comment résumerais-tu Trigger Warning en quelques mots ?

Trigger Warning nous emmène dans la chambre de Zed, une adolescente de seize ans. On la retrouve à 3h58 du matin, au milieu d’une nuit d’insomnie qu’elle passe sur son smartphone, et on suit tout ce qu’elle traverse via les différentes applications qu’elle utilise : Instagram, Twitter, YouTube, mais aussi des appels et des messages WhatsApp… Au sein de cette lente dérive sur son smartphone se noue une fable autour de la question du traumatisme.

Étais-tu décidé à écrire sur ces sujets ?

J’avais très envie de travailler sur l’adolescence d’aujourd’hui, sur le langage et les formes contemporaines de l’interaction, sur les nouveaux rapports au monde sensible. À l’ENSATT, au cours d’un stage autour de faits divers et historiques, j’ai travaillé sur l’histoire d’une adolescente américaine ayant filmé et publié en direct le viol de sa meilleure amie. Cette histoire a soulevé des questions de justice, des dilemmes de culpabilité, d’innocence, de vulnérabilité, et provoqué une recherche formelle sur le geste réflexe de sortir son téléphone pour filmer, prendre en photo, publier. Je voulais travailler aussi sur ce que pouvait produire dans un corps la sensation d’être vu de tous, d’avoir son image projetée, placardée, détruite. Les thèmes de cette première recherche m’ont passionné, au point de devenir la matière d’une autre partition, celle de Trigger Warning. C’est ainsi que je me suis pris à écrire le portrait d’une ado avec son smartphone. Comment raconter quelqu’un à travers les comptes auxquels elle est abonnée, à travers son fil d’actualité ?

La recherche formelle est-elle venue par la suite ?

Elle s’est imposée simultanément au désir d’écrire sur les nouvelles formes de langage. J’ai mis en place une veille sur les réseaux sociaux et procédais en cut-up, montage et collage ; ainsi, j’ai vite constaté et apprécié la musicalité qui s’offrait à moi avec cette matière. En plus des informations apparaissant sur l’écran, le fait de nommer les moindres gestes de Zed et la répétition des « clics » et des « swipes » créaient une certaine rythmique ; c’est donc sous forme de partition que j’ai vu se dessiner la fable. J’ai alors eu envie d’un texte très formel. Les premières lectures de la pièce avec des acteurs m’ont confirmé dans cette voie.

La pièce est sous-titrée « lingua ignota » : langue ignorée ou inconnue… Serait-ce celle des réseaux sociaux ?

Lingua ignota est une langue musicale inventée par la compositrice Hildegarde de Bingen, munie de vingt-trois caractères écrivant environ mille mots. Son usage est resté quasiment inconnu, mais on sait que la langue a existé… Composer une musique, c’est aussi composer une langue ! En écrivant cette pièce, j’ai essayé de prendre cette langue de l’internet, des réseaux, comme un archéologue, en la considérant comme une langue inconnue, qui devient comme étrangère par son passage à la scène… Avec toute la plasticité que cela implique. J’ai essayé de ne pas prendre cette langue pour acquise. Et puis, il y a cette notion de « langue ignorée » qui m’intéressait : à quel point la langue de la jeunesse et des réseaux est ignorée par le théâtre ? Comment peut-elle produire de la forme, de la fiction, du théâtre ?

Le travail effectué sur les polices d’écriture relève déjà de la mise en scène. Comment le déploiement de cette mise en page a-t-il influencé ton processus d’écriture ?

J’ai senti la nécessité d’un code de lecture qui ne soit pas simpliste. J’ai l’impression qu’au théâtre, on a un peu tendance à lisser la représentation de l’internet. Or, je tenais à rester dans la densité de cette matière. J’ai essayé des dizaines de formes (vers libre, poème, etc.), mais beaucoup ne parvenaient pas à transcrire cela : le surplus, la simultanéité, la rugosité, le flux, l’aspiration. C’est donc le bloc qui s’est imposé, avec ces différentes polices : c’est un code de lecture qui permet de faire coexister simultanément la musique que Zed écoute et les informations qui passent sur son écran, la description des photos, les ‘‘like’’, les commentaires, les parasites… Il y a cinq polices d’écriture, mais pour deux régimes différents : ce qui se passe dans le concret de la chambre, et ce qui se passe dans le smartphone, c’est-à-dire la réalité physique et la réalité parallèle.

Quel lien fais-tu entre les abonnés d’une page Instagram et le public d’une salle de théâtre ?

Pour Trigger Warning, je pense que ça tient au tragique, à l’assemblée silencieuse réunie pour assister à la chute de quelqu’un, à la mise à mort d’une image. La dimension sacrificielle fait lien. La différence, c’est la réalité sensible : on sait bien qu’une tragédie au théâtre est fausse. Le média Instagram peut donner l’impression de relever de la fiction alors que s’y nouent des relations bien physiques, organiques, charnelles. D’où l’importance du corps de Zed dans la pièce. Il est nécessaire d’avoir accès à sa respiration, au fait qu’elle se lève, s’assoit, danse, serre le poing, pour saisir l’ampleur de la violence qu’elle vit cette nuit-là. J’essaie de mettre un peu à mal la distinction entre le réel et le virtuel, et de travailler au contraire sur du « réel-réel », du réel décuplé via les réseaux, où les violences sont loin d’y être moins matérielles ou concrètes.

Comment traiter théâtralement la parole propre aux réseaux sociaux, faite de discussions instantanées comme de propos sans réponse, de messages adressés à tout le monde comme à personne en particulier ?

Ce qui m’importe ici, c’est qu’on soit avec Zed, qu’on vive ce qu’elle vit en même temps qu’elle le vit, avec les minutes qui s’égrènent sur l’écran du portable, une par une, comme un compte-à-rebours. Ce que tu nommes est un outil dramaturgique génial. Sur une scène de théâtre, quelqu’un parle à quelqu’un d’autre, et si ce quelqu’un d’autre ne répond pas, ce n’est pas normal, ou bien ça veut dire quelque chose. Sur les réseaux, il est tout à fait admis qu’une personne puisse ne jamais répondre, ou bien réponde très vite, voire t’assaille de messages sans que toi, tu n’écrives quoi que ce soit… Et, en effet, certains mots sont presque jetés dans le vide. Dans TW, cette réactivité offre la possibilité de se sentir au plus proche de Zed, dans un état de très grande sollicitation quand, d’un coup, soixante personnes lui envoient des notifications, comme dans un état de vide profond quand l’écran s’éteint lors d’un verrouillage.

Est-ce que Trigger Warning se joue actuellement ?

Le spectacle a été créé par Maëlle Dequiedt, avec Lucas Faulong et Orane Lemâle, en avril dernier à l’ENSATT, devant un public restreint de professionnels et d’étudiants. Ça a été une très belle expérience et nous sommes en train de planifier la tournée pour la saison prochaine. Une lecture sera donnée par cette même équipe le samedi 15 janvier au théâtre de la Cité internationale lors du FLIRT.

Quels sont tes projets en ce moment ?

Je suis actuellement en résidence à la Chartreuse et travaille sur un texte dans la continuité de TW. Le champ ouvert par cette pièce m’a donné envie de continuer d’explorer le paysage de la marginalité et de l’adolescence d’un point de vue ‘‘queer’’. J’ouvre un cycle d’écriture : plusieurs pièces surgiront probablement de cet univers commun.

Propos recueillis par Annabelle VAILLANT

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Programme complet, lectures et inscription :
festival FLIRT

FLIRT 2022

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Photographie à la Une : Marcos Caramés Blanco (© Julie Clugery)



 

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