Michel Simonot : « Victime ou vaincu, quel mot ? »
Dans la cour de l’université d’Avignon avait lieu hier un débat modéré par Nordine Nabili, directeur du Bondy Blog, autour du puissant texte de Michel Simonot, Delta Charlie Delta, paru récemment. La pièce raconte l’histoire de Zyed et Bouna, électrocutés dans un transformateur de Clichy-sous-Bois, provoquant les fameuses « émeutes » ou « révoltes » de 2005. Comment parler d’un tel événement ? Quel langage ? Quelle parole ? Quels mots ? Quelle place pour la culture ?
L’attentat qui a eu lieu avant-hier à Nice a donné une ampleur étonnante à cet échange.
Précision : nous ne proposons pas ici un résumé du débat, qui accueillait plusieurs intervenants ; nous avons fait le choix de nous concentrer sur les seuls propos de Michel Simonot, qui parle en tant que dramaturge et artiste.
2005 – Émeutes et expérience artistique collective
Tout commence en 2005 : Delta Charlie Delta et le Bondy Blog ont une origine commune. En 2005, le directeur du théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, Alain Ollivier, me demande de venir comme artiste associé, pour faire un spectacle sur la ville. J’ai très vite compris que je ne pourrais pas bâtir un tel projet seul : je ne pouvais pas être seul face à une ville ; il me fallait des complices pour que, ensemble, nous ayons différentes entrées. Écrire sur une ville, c’est d’abord demander aux habitants eux-mêmes ce qu’ils ont à dire et ce qu’il y a à écrire.
Il y a la mort de Zyed et Bouna, il y a les « émeutes »… Nous sommes au milieu de ça, en Seine-Saint-Denis. Que faire ? Nombreux sont ceux qui me font part de leur grande attente qu’on s’intéresse à eux. Nous faisons un appel à chroniques, afin que les habitants s’expriment sur leur ville, sur leur réalité : pendant un an, nous avons reçu des chroniques de gens très différents, les uns qui savaient écrire, d’autres qui faisaient appel à des ateliers d’écriture, et même une association de sans-papiers.
La question que nous nous sommes alors posée est la suivante : faut-il qu’ils lisent leurs textes ? J’ai choisi de répondre non. C’est évidemment discutable, mais le théâtre Gérard-Philippe est un bon théâtre, un grand théâtre : la parole doit être portée par des comédiens. Ainsi, une fois par mois, nous leur faisions écouter leurs textes, lus par des comédiens. Au fil des semaines, une foule grandissante assistait à cette lecture publique.
Quelle place pour l’artiste face au drame ?
Quel que soit notre statut, en particulier quand on a un rôle dans la représentation des choses, nous devons nous interroger sur ce que nous donnons à penser, à représenter, comme image de ce qui nous arrive. Le journaliste travaille à chaud, du dedans des événements, en expliquant et analysant sur le vif ce qui se passe. L’artiste doit donner une capacité de distance et de recul, de décalage et de décentrement, en regardant la même chose, mais autrement. C’est ce que j’essaie de faire artistiquement.
Nous avons pour cela des langages : l’écriture, le cinéma, la photo… Il faut donner aux autres la capacité d’être à la fois en sympathie avec la chose et en lucidité. C’est ce qu’il y a de plus compliqué pour l’artiste.
La bataille des mots : comment parler ?
Dans le prolongement de cette longue série de chroniques, j’ai donc travaillé avec trois complices, trois auteurs dramatiques, tous plus jeunes que moi : Lancelot Hamelin, Philippe Malone et Sylvain Levey. Ensemble, nous avons écrit L’extraordinaire tranquillité des choses (Éditions espace 34, 2006).
À partir de cette expérience, la question artistique fut pour moi, du point de vue de l’écriture, de savoir comment parler des révoltes. Quels mots mettre sur cet événement ? Journalistes, écrivains, enseignants… Tous nous avons en commun les mots. Nous avons assez dit le mal que font les catégorisations, les relégations, les dossiers.
Au début, je disais « émeutes », comme tout le monde, parce que nous étions dedans, parce que les médias reprenaient constamment ce terme. Aujourd’hui, je parle de « révoltes ». Avec le temps, avec tout ce qui s’est passé alors et ce qui se passe actuellement, il est clair que c’est de la révolte ; la notion de révolte inclut l’idée d’un adversaire, de quelque chose devant. C’est ce que j’essaie d’exprimer lorsque j’écris – je cite de mémoire : « Les voitures brûlent, on existe, on nous voit. Nous ne voulons pas être des victimes, nous sommes des vaincus, parce qu’on s’est battu ». Le texte s’achève sur notre impuissance et notre combustion intérieure : il y a une impuissance face à l’obstacle qui nous échappe.
C’était le fond de mon problème : soit j’écris un texte qui fait pleurer dans les chaumières, soit je privilégie un axe politique, militant, à la gloire de la révolte, soit… Il me fallait savoir comment, en tant que porteur d’une écriture pouvant être destinée au plateau, aborder un tel sujet. Il m’a fallu attendre dix ans ! Deux éléments m’ont aidé : le procès et la découverte qu’il y avait un survivant.
C’est encore une histoire de mots : on pleure avec Zyed et Bouna. Or ils sont trois à avoir été électrocutés. Ce survivant, comme ce mot l’indique, survit toujours. Dès lors que j’ai appris son existence, nous ne pouvions plus simplement être dans les pleurs et la célébration des morts. Tout changeait : nous étions dans une perspective d’avenir… Que vit ce survivant aujourd’hui ? Quel regard porte-t-il ? Qu’éprouve-t-il, lui qui a brûlé, lui qui se vit comme ayant été mort avec les autres, lui qui se sent coupable ?
Banalité du mal et culpabilité universelle
Nous sommes au cœur de la question de la culpabilité. Lorsque j’ai pris conscience de l’importance de ce Muhittin – prénom qui renvoie étonnamment à mutin et mutisme –, quelque chose s’est ouvert. Il est là aujourd’hui : il est le seul à posséder la parole sur 2005. Le reste… t’es qui ? On le fait parler alors que lui, il ne veut plus parler. Il a été brûlé, on l’a recousu, il ne veut plus se montrer… Il est dans la culpabilité du survivant. Il porte l’histoire sur laquelle il est impuissant et – en même temps – il est le coupable, au même titre tous ceux qui sont morts, dans les camps ou ailleurs. Il porte la mort des autres et se sent coupable de ne pas être mort.
Cette culpabilité renvoie une autre, celle de la police. Ces policiers n’ont rien fait : ils n’ont pas allumé le courant ; ils n’ont pas posé d’acte. Nous sommes dans une situation qui fait écho à la banalité du mal dont parle Hannah Arendt. Ce mal est tellement intériorisé qu’il en finit par être banal : on ne sait plus ce qu’on a fait, on ne sait même plus qu’on a envoyé des enfants à la mort. Comme le dit le syndicat de la police, qui intervient lors du procès pour défendre les policiers : « Ça aurait pu être nous, on aurait fait pareil ».
Où est donc cette culpabilité, qui est à la fois celle de la police, celle de la situation, celle du survivant, celle des enfants qu’on accuse ? Cette question n’évacue aucunement celle de la responsabilité, comme celle de la police dans la mort de Zyed et Bouna. Ce qui a conduit à trois procès en dix ans, entre 2005 et 2015.
Élitisme ou Populaire ?
Le débat devient difficile dès lors qu’on s’interroge sur le pourquoi de cette césure entre l’offre culturelle et les banlieues. Très vite, on risque d’aller vers quelque chose qui ne me semble pas juste, à savoir l’élitisme des spectacles contre l’aspect populaire des gens : ce serait la faute des spectacles et des programmations. Je ne dis pas qu’il n’y a rien à améliorer dans la façon dont se construit l’offre artistique, mais je pense que ce serait une erreur de penser qu’en changeant l’offre artistique, il y aurait moins d’élitisme. Pas du tout ! Au contraire, cela ne changerait pas grand-chose, parce que la situation a quelque chose de structurel.
Le fond de l’affaire, ce sont les conditions qui font que, de toute manière, quoi qu’on fasse, le ghetto sera là, l’autobus pour aller à Clichy mettra 1h30, qu’il n’y a pas d’école ni de bureau de poste… On peut faire un spectacle à la portée des gens, ce n’est pas pour ça qu’ils viendront le voir. J’ai connu cet état de fait dans les cités : les femmes qui habitent au 13e étage ne descendront pas voir un spectacle qui se déroule en bas de leur immeuble. Ça ne suffit pas !
Il y a des personnes qui s’auto-excluent, qui se sentent non-légitimes, comme ces gosses que nous connaissons tous et qui disent : « ce n’est pas fait pour moi ». Beaucoup ne s’autorisent pas ou s’excluent avant même qu’il y ait la sanction objective. Le monde culturel est constamment confronté à cette réalité. Si nous n’abordons pas ça d’abord, nous allons sans arrêt répéter qu’il faut faire une offre qui soit plus pour ceci, une autre qui soit davantage pour cela… Bien sûr, tout cela doit être pris en compte, le rap aussi bien que le théâtre, mais il faut surtout que nous ayons un débat sur les conditions structurelles objectives.
Impuissance et espérance de l’artiste
On nous met souvent sur le dos les inégalités économiques et sociales, comme si les artistes étaient susceptibles de régler les soucis du monde. Mais nous sommes impuissants face à ces inégalités ! Que les gens se sentent relégués, on n’y peut rien. Nous sommes dépendants des conditions dans lesquelles nous travaillons nos outils.
Ce débat sans fin, j’ai l’impression de l’avoir entendu depuis… je n’ose pas dire combien de temps. Je crains que nous tournions en boucle et que nous soyons condamnés à tourner en boucle. Parce que, au risque de me répéter, nous ne sommes pas ceux, dans le monde culturel et de l’éducation populaire, qui avons la maîtrise des conditions objectives rendant possibles ou impossibles certaines choses.
Je ne crois pas en l’opposition entre la petite culture et la grande Culture : elle est même dangereuse. Pierre Bourdieu a résumé une chose essentielle : « Le désir de culture est un désir cultivé ». Cela signifie que moins on a ce qu’on peut appeler de la culture, moins on a envie de culture. La première chose que nous avons à faire, c’est donc de créer les conditions d’une familiarité, quel que soit le monde culturel. Il s’agit de construire des situations objectives, matérielles, de familiarité avec des univers culturels quels qu’ils soient. Dès lors que nous créons ces conditions, dès lors que quelqu’un se sent autorisé et ne s’auto-exclut plus, l’ouverture à la culture advient.
Propos retranscrits par Profession Spectacle
Michel SIMONOT, Delta Charlie Delta, Éditions espaces 34, 2006, 117 p., 16 €.
N.B. La forme orale des différentes interventions de Michel Simonot a été conservée ; la mise en forme des interventions a pu être modifiée par souci d’une meilleure compréhension.
Crédits Photos : Maël LUCAS