Notre humanité entre ombres et lumière

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La Voix du Moloch, roman de Sandrine-Malika Charlemagne paru aux éditions Velvet, s’attache à décrire le fardeau mortifère que peuvent être les liens familiaux creusés de manques, de rancœurs et de haines, à dresser le portrait de ce pan de la société qui bataille contre la précarité et la marginalisation. Un roman profondément humain qui balance entre ombres et lumière.

Alice est une jeune femme célibataire, sans enfant, qui habite à Paris dans le XVIIIe arrondissement. Elle est vacataire de l’Éducation nationale mais elle ne s’en plaint pas, s’accommodant de peu. En contrepoint à l’étroitesse de sa vie, elle éprouve une fascination pour l’immensité du ciel, les beautés offertes de la nature. Un adage dit que la beauté sauvera le monde, peut-être le sera-t-elle aussi ? Parce qu’Alice, en transit entre deux emplois, balançant sans arrêt, semble tiraillée entre des pôles aux forces puissantes, voire destructrices.

Les ombres

Sandrine-Malika Charlemagne La Voix du Moloch Velvet couvertureAlice est métisse, née d’un couple franco-algérien qui a éclaté sous le feu de l’alcool et des rancœurs alors qu’elle avait treize ans. Sa Mère – jamais nommée autrement que par ce vocable où gît un poids tutélaire étouffant et distanciateur – vient de la campagne picarde, d’une famille taiseuse de neuf enfants où le père était ouvrier agricole et la mère femme au foyer. Elle rêvait ailleurs, rêvait de plus, désirait mieux. Après divers petits boulots, pleine d’espoir, elle arrive à Paris à dix-neuf ans et finit vendeuse au rayon lingerie du Printemps. C’est là qu’elle rencontre Amar – le père, lui, est nommé – qui, peu après l’indépendance de l’Algérie, a fui la misère de son pays pour la capitale française. Il ouvre son propre café qu’il tient quatre ans avant que la maladie l’emporte à l’aube de ses cinquante ans. Alice sait peu de lui, elle se souvient d’« un homme sombre et mutique, qui ne s’était jamais senti à sa place ».

Sa sœur Sarah et elle restent avec une mère qui se méfie du bonheur, plus encore de l’amour, une femme amère qui n’a plus goût à rien, leur reproche d’être nées et tempête sur tout : les frais de nourriture, de médecin, de fournitures scolaires. Alice doit donc faire face non seulement à sa double origine qui occasionne quelques propos malveillants dans sa jeunesse – certes peu nombreux, cependant marquants – mais aussi à la désaffection de l’amour maternel. C’est un terreau peu fertile pour grandir droit et se forger une identité à soi, solide et assumée.

Alice « avait appris à vivre autrement. Enfin, c’est surtout ce dont elle cherchait à se persuader. Enterrer l’urne du désespoir, le cadre familial moisi avant même d’avoir germé. Gommer les traces de pauvre cloche, se défaire de la sale peau, copier sur des modèles issus d’un bon milieu, changer son langage, écouter, beaucoup écouter, ceux de l’autre monde dont il allait de soi qu’il valait mieux en être ». Mais copier n’est pas être…

Elle doit affronter le passé qui floute le présent pour exister vraiment, se mesurer à la voix démoniaque en elle qui lui susurre de se débarrasser de celle qui la culpabilise constamment, celle envers laquelle elle fait preuve d’un incompréhensible devoir et pour laquelle elle n’éprouve aucun affect, jusque dans le mot qu’elle utilise pour la désigner, Mère. Elle se torture à lui rendre visite régulièrement, s’imposant un dialogue contraint et minimaliste, en revient si dévastée qu’elle se scarifie pour évacuer la douleur, la rage, le manque. Peu à peu, une voix s’immisce dans sa conscience, la Voix du Moloch qui la tétanise et la domine au point qu’elle a de plus en plus de mal à se confronter au réel ; une voix qui lui suggère de faire usage de l’arme cachée, là, derrière un berceau d’enfant porteur d’espérance et de désespérance. Le Moloch est un personnage qui apparaît dans la Bible comme un Prince de l’Enfer dévoreur d’enfants. L’analogie étend la signification à la personne qui exige des sacrifices. Cette voix, violente et tentatrice, disparaîtra-t-elle si Alice lui obéit ? Un sacrifice pour la libération ?

Les lumières

Les rencontres que nous faisons ne sont pas le fruit du hasard. Certaines nous bousculent, d’autres nous protègent, nous guident, toutes sont là pour nous rendre à nous-même. Les amis d’Alice sont tels des phares bienveillants, autant refuges que révélateurs en lui renvoyant l’image du courage, celui qui fait traverser les tempêtes avec détermination.

Il y a Juba, à la « voix basse et tranquille », qui a quitté l’Algérie en 2010 pour connaître quatre années de clandestinité avant de rencontrer Alice qui, séduite par la sincérité de son regard, l’épouse afin que son statut soit régularisé. Séparés ensuite, ils se voient toujours, Juba est le frère de cœur d’Alice. Depuis plus de deux ans, il se débat pour réintégrer le circuit du travail. Il est positif et montre une grande patience, persuadé que toute traversée du désert conduit à la lumière.

Il y a Nicole qui, à l’aube de ses soixante ans, est passée d’un confortable trois-pièces à un foyer pour travailleurs. Jadis photographe de plateau réputée, elle a perdu son aura quand elle s’est mise en retrait après la mort de sa mère, trop bouleversée pour continuer encore. Elle « prononçait le mot ‘Maman’ en traînant toujours délicatement sur le ‘a’. Alice enviait cet amour filial. Cela lui était totalement étranger. » Si elle ne peut être sûre des lendemains, elle conserve cependant sourire et allant, jugeant inadéquat de se plaindre depuis qu’elle a appris que sa grand-mère maternelle est morte à Auschwitz. « Toujours aller de l’avant ! » est son credo.

Il y a Aminata, slameuse, sexy et joyeuse, qui vit du SMIC et va être virée de la chambre qu’elle occupe. Elle est en rade de scènes de concert, non de projets. C’est une guerrière, fière et impassible, qui ponctue son discours de proverbes chinois et africains – « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Aminata « qui chérissait tant sa mère et l’appelait la ‘perle de ses yeux’ » renvoie Alice aux liens qu’elle a avec la sienne, des « putains de liens » qu’elle doit apprivoiser plutôt que fuir et, peut-être, arriver à comprendre celle dont elle ne possède qu’une seule photo qui la montre à trente ans, le visage serein, le sourire spontané, la bouche sans amertume, vraiment jolie. Que fait la vie de nous ?

« Si on lui avait accordé une vie où elle n’aurait pas eu à s’endurcir à ce point, où la joie de vivre l’aurait emporté sur l’ennui d’une existence sans soleil […]. Creuser son trou sans que la souffrance vienne miner chaque jour un peu plus ta putain de vie. Non, la Mère méritait mieux que ça. Tout le monde devrait avoir droit aux beaux paysages, à se rouler dedans jusqu’à l’épuisement, à croquer une pomme sur un banc et y rester jusqu’à la tombée de la nuit, si bon lui semble. Le travail l’a détruite. L’a déglinguée. L’a bousillée. »

L’effet de réel

Sandrine-Malika Charlemagne signe un beau roman – le troisième après Á corps perdus (Lattès 1994) et Mon pays étranger (La Différence 2012) – à la thématique riche et orientée vers l’humain où le lecteur ne peut trouver que des échos de lui-même. Elle y parle de la famille, de ces liens du sang que l’on ne choisit pas et qui peuvent parfois nous rendre étranger à notre propre famille, au pire nous détruire. L’auteure explique : « J’ai voulu écrire sur la problématique de l’hainamoration, tout en décrivant le fleuve de la vie dans des quartiers populaires parisiens »

Elle s’attache effectivement aux pauvres, aux immigrés, aux laissés-pour-compte dans une ville aux visages multiples, dévoratrice, saccageuse, où l’indifférence, l’anonymat et la solitude, ce gouffre à idées noires, côtoient la bonté et la bienveillance. Le combat est éternel entre l’ombre et la lumière. Elle dit la puissance des pulsions les plus profondes couplées au désespoir, aussi la capacité que nous avons de traverser les orages, les douleurs qui nous mettent au bord des gouffres, le pouvoir du pardon, y compris envers soi.

Les personnages sont attachants, tellement proches dans leurs forces et leurs faiblesses, leurs combats si humains. Le style, sensible, franc, direct et poétique, dévoile des vérités cachées dans un parler vrai, se nourrit d’un jeu subtil entre passé et présent, nous tient dans une tension tout au long de la lecture – Alice va-t-elle commettre l’irréparable ? Comme l’écrit René de Ceccatty dans la préface : Sandrine-Malika Charlemagne « a un merveilleux don d’observation, et cette grâce, si rare chez les romanciers, de posséder ‘l’effet de réel’ ».

Stéphanie LORÉ

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Sandrine-Malika Charlemagne, La Voix du Moloch, Velvet, 187 p., 14,90 euros

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