Une relation d’humanité piégée par une formule de communication institutionnelle ?

Une relation d’humanité piégée par une formule de communication institutionnelle ?
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Ricardo Basualdo s’est inscrit au programme des lectures de textes par téléphone proposé par le théâtre de la Colline, en tant qu’auditeur. Il nous raconte cette expérience unique, qui aurait pu favoriser de belles rencontres et contribuer à faire humanité ensemble si elle avait davantage pris en compte les personnes en présence, enjeu si fondamental des droits culturels. Témoignage.
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À propos de Ricardo Basualdo – Concepteur d’événements artistiques et culturels pour des espaces publics (Parc de la Villette, Fête du Carré à Sénart, Célébration du Bicentenaire de la Révolution à Valence, Fête du vin à Bordeaux, Illuminations urbaines dans de nombreuses villes…), assistant à la maîtrise d’ouvrage publique en matière de programmation d’architecture pour des projet artistiques et culturels dans des bâtiments en friche et en reconversion (104, rue d’Aubervilliers à Paris ; Max Jacob à Quimper).


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Pendant la pandémie de la Covid-19, le théâtre de la Colline cherche à réinventer sa relation avec le public empêché de venir aux spectacles à cause du confinement.

Ainsi, le théâtre propose des lectures de textes par téléphone. Pendant une émission de radio, sont diffusés les témoignages d’acteurs ayant réalisé cette expérience. Ils disent leur surprise et leur bonheur d’avoir pu échanger avec les personnes qui, au bout du fil, écoutaient leurs lectures. Ils parlent de l’ouverture de perspectives inédites pour leur travail habituel d’acteurs et de la découverte de vécus inconnus lors de leur travail sur scène.
Cela va de l’écoute de la respiration toute proche des « spectateurs-auditeurs », jusqu’aux échanges avant et après la lecture qui, raccourcissant la distance de la salle à la scène, allaient influencer leur « manière de dire » le texte.

Ces propos me donnent envie de participer à cette expérience artistique et je m’y inscris.
Je n’analyse pas pourquoi cette démarche fait écho en moi. Je suis convaincu de pouvoir vivre quelque chose d’exceptionnel.

Un jour, je reçois l’appel téléphonique préalablement convenu avec le théâtre.

Il ne s’agit pas d’un acteur. C’est une professionnelle des médias télévisés ayant conduit pendant des années le journal du 20h. N’ayant pas de TV, je ne la connais pas et je le lui dis… En toute simplicité, elle me raconte son parcours de vie professionnel.

Elle me dit que c’est la première fois qu’elle fait ce type d’intervention. Je suis donc son premier auditeur. Cela tombe bien. Je suis aussi néophyte qu’elle en la matière. C’est ma première écoute d’une lecture téléphonique.

Alors elle commence par m’expliquer les raisons du choix de son texte. Elle adore Saint-Exupéry et en particulier ses lettres d’Afrique (moins connues) dans lesquelles il raconte sa longue et frustrante attente, pendant la guerre, pour recevoir l’autorisation d’effectuer des vols de reconnaissance. Cela parle à ma lectrice comme une métaphore.

J’écoute le texte et, à la fin, elle me confie ne pas être entièrement satisfaite de sa lecture. Pour moi, ce n’est pas tout à fait le cas. J’aime comment sa voix claire et bien dessinée détache et décale la dimension intimiste du texte.
En m’inspirant des théories de la respiration de l’acteur chères à Grotowski, je lui explique que probablement son travail au journal télévisé l’a habituée à un positionnement de son souffle différent de celui requis pour l’interaction d’un appel téléphonique.
Dans le premier cas, le souffle se positionne au niveau de la boîte crânienne et se projette au loin vers des spectateurs virtuels, alors que dans le cas d’une lecture téléphonique, le spectateur est si proche, que son souffle devrait se positionner au niveau de la poitrine, voire du cœur.

Elle reçoit ces propos avec attention…

Puis, la conversation continue et elle m’explique la cause de sa démarche de lecture. En effet, elle va assidument au théâtre de la Colline et c’est le directeur de celui-ci qui l’a invitée à participer à cette expérience…
Hélas ! je ne me sens pas autorisé à lui demander quelles ont été les raisons du directeur pour lui adresser cette invitation et quelles ont été les siennes pour l’accepter… Elle non plus, elle ne m’a pas demandé pourquoi je me suis inscrit pour recevoir cette lecture téléphonique…

Pourquoi ces silences ? Pourquoi ces questions non formulées ? Qu’est-ce qui, dans cette cordiale interaction, ne les a pas autorisées ? Dommage…

Aujourd’hui, en écrivant ce papier, j’imagine que ce que je cherchais, c’était de m’autoriser une latéralité improbable. C’est-à-dire, l’ouverture vers une double porosité : celle de l’écoute d’un texte, probablement inconnu, choisi par un interlocuteur tiré au sort. Comme si le hasard d’une bille de la roulette venait ouvrir dans la clôture de mes déterminations quotidiennes la porte, jusque-là invisible, d’un univers inconnu.
Un peu comme dans Le Loup des steppes. Dans ce roman, Hermann Hesse raconte l’éveil existentiel de Harry Haller grâce au personnage d’Hermine. Celle-ci l’emmène dans un monde onirique matérialisé par « le théâtre magique », un lieu secret « réservé aux fous » : « Je sentis que désormais j’étais livré au théâtre et à moi-même, et j’allais curieusement de porte en porte, lisant sur chacune des enseignes, une tentation, une promesse. »

Je ne saurai jamais si ma lectrice a tenu compte de mon retour sur sa lecture. Ni comment celle-ci a évolué, à la suite de ses échanges avec les autres écoutants. Dommage…

Je ne saurai donc jamais si la programmation du théâtre en a été affectée, ni comment, à la suite des retours d’expérience de ses lecteurs. Seulement… y en a-t-il eu ?

Je sais par contre que ce théâtre public a ignoré l’expérience de ses écoutants… Or, ce que je ne sais pas, c’est le pourquoi de ce gâchis… Ni si cette ignorance a été volontaire ou si cela s’est inscrit dans l’ordre des impensés du fonctionnement habituel de la « représentation des arts vivants »…

Quelques jours après cette lecture, j’apprends que Jean-Luc Godard est à la recherche de la protagoniste de son prochain film… Il veut travailler le rapport entre la parole intime et la parole médiatisée d’une vraie et célèbre présentatrice d’un journal télévisé. Il dit qu’il ne l’a pas encore trouvée. Je songe à ma lectrice. Mais je ne me sens pas, là non plus, le droit de lui en parler.

Quelles bizarres asymétries intersubjectives font naître les protocoles invisibles qui sous-tendent les interactions surgies sous l’influence de la « représentation des arts vivants » ! …

Pour conclure :

Qu’on est loin de la démarche de Paulo Freire ! En effet, sa pédagogie visait à enclencher une dynamique de conscientisation réciproque permettant de contextualiser d’abord, et de problématiser ensuite, la place, ici et maintenant, des êtres.
C’est-à-dire de transformer la RELATION dominante dans le champ des responsabilités politiques, économiques, sociales et culturelles, par des RELATIONS nouvelles énoncées collectivement grâce à la mise en commun critique des connaissances, des croyances, des espoirs et des expériences pour faire reconnaître des nouvelles conditions d’existence à travers la pratique collective élargie des libertés.

Certes, cette dynamique humaniste, car réciproquement désaliénante, ne permet pas d’atteindre la liberté, mais d’engager un processus de libération…. qui, pour continuer, a besoin d’introduire des changements politiques, économiques, sociaux et culturels dans les pratiques.

En effet, cette conscientisation permet à chacun de comprendre que leurs consciences sont situées, et qu’ils ont besoin d’autrui pour creuser les points aveugles et les angles morts de leurs consciences.

Los hombres se educan en comunión (todos enseñan y aprenden) y el mundo es el mediador”, écrivait Paulo Freire. C’est bien cela, l’un des enjeux des droits culturels reconnus par la législation française.

Des enjeux pour l’instant fort loin des pratiques des institutions culturelles publiques en France…. mais qui heureusement inspirent le travail d’autres institutions à vocation culturelle expérimentant ainsi des perspectives nouvelles pour tout le champ culturel français.

Jean-Michel Lucas met au travail ces droits culturels avec un très large réseau de personnes œuvrant dans des institutions culturelles. Ainsi, ce réseau met en cohérence sa pratique avec les enjeux des droits culturels et avec la manière de les énoncer. Car, bien souvent, des vocables comme partage, plaisir, objets culturels, public, viennent masquer, voire amoindrir ce qui pour ce réseau est à la base de ses engagements.

En effet, J.-M. Lucas rappelle que, « avec les droits culturels, la culture est une relation qui conduit une personne libre et digne à faire humanité avec d’autres, c’est à dire à contribuer à rendre ces autres personnes plus humaines, donc plus libres, plus dignes, mieux reconnues et considérées, en s’extrayant autant que possible des dominations qu’elles subissent en suivant des chemins d’émancipation. »

Ricardo BASUALDO



 

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