“Voir la lumière” de T. C. Boyle : les abîmes et les cimes

“Voir la lumière” de T. C. Boyle : les abîmes et les cimes
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Dans son dernier roman Voir la lumière paru chez Grasset, le talentueux T. C. Boyle nous raconte l’épopée psychédélique du LSD, menée par son pape Timothy Leary. D’une plume alerte qui dose avec maestria l’ironie, évitant le dogmatisme, il brocarde le fanatisme et les délices périlleux. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour trouver un paradis ?

Origine

Bâle, 1943. Susi Ramstein a vingt-et-un ans et n’a pas suivi d’études supérieures, originaire d’une région et d’une famille où l’on attend uniquement d’une femme qu’elle soit une épouse parfaite et une mère exemplaire. Elle ne veut pas de ce destin étriqué et trouve à combler ses rougissantes envies d’ailleurs en travaillant au laboratoire de chimie Sandoz, efficace assistante d’Albert Hofmann qu’elle aime comme une épouse et protège comme une mère.

Herr Hofmann s’est lancé avec passion dans la recherche d’un équivalent de synthèse à la Coramine, un stimulant cardio-vasculaire. Il utilise comme produit de base l’ergot de seigle, un champignon parasite employé depuis la nuit des temps par les sages-femmes pour dilater le col de l’utérus ou stopper des hémorragies. Ayant par inadvertance reçu sur la peau quelques gouttes du précipité qu’il manipulait, il est la proie d’étranges et incontrôlables réactions. Ce fut le premier trip connu de l’Histoire : « J’ai vu le monde tel qu’il est vraiment. Le monde immatériel, le monde spirituel, le ‘Ding as sich’ de Kant dans le moindre objet » – c’est-à-dire cela même que l’intuition sensible ne peut atteindre. Rendu à lui-même et fidèle à cette longue et estimée tradition de scientifiques qui ont tenté des expériences sur eux-mêmes, il se consacre à d’exaltants essais de la substance. Quel sera le destin de cette terrible et fortuite découverte ?

Illusion d’une transcendance

Fasciné par les effets de sa consommation de champignons hallucinogènes au Mexique, Timothy Leary, docteur en psychologie et directeur de recherche à Harvard, décide d’approfondir les connaissances sur le LSD-25 de manière empirique. Il s’intéresse aux résultats comportementaux et thérapeutiques des drogues. Or un aspect positif et remarquable du LSD est qu’il aide notamment dans le traitement de l’alcoolisme, la maîtrise de la violence : une petite pilule rose magique remplacerait la psychothérapie…

Avec son ami et collègue Richard Alpert, il réunit ce qu’il nomme « le premier cercle », quelques étudiants cobayes volontaires, et organise des séances-tests le samedi. Il convie au bal Fitzhugh Loney dont il est le directeur de thèse, un étudiant de trente-cinq ans, prometteur mais assez réservé, marié à Joanie et père de Corey, un adolescent de treize ans. Fitz est flatté d’être intronisé par celui à qui il voue une admiration sans borne, fier de faire partie des initiés, voire des pionniers. Ayant fait taire les primes réticences, Fitz et Joanie s’embarquent dans une aventure qu’ils considèrent comme extraordinaire, celle de la dissolution de l’ego et de l’éveil à une conscience profonde, hors de tout rôle, de toute convention sociale. Lorsqu’ils découvrent que le LSD leur offre une sexualité pleine et débridée, à ce jour inédite, ils n’ont de cesse de recommencer et d’explorer un champ hypnotisant de possibles.

Quand certaines rumeurs parviennent à leurs oreilles, les pontes de l’université condamnent les recherches non encadrées médicalement de Tim, lequel s’installe pour l’été au Mexique, à Zihuatanejo, dans ce qu’il appelle « La Maison de la Liberté », et continue l’étude de ce monde nouveau dont il a trouvé le chemin et dont il espère cartographier les abysses. Il s’agit d’effacer les imprégnations, de faire ‘tabula rasa’, d’abolir les a priori psychologiques et de s’élever à un pur état de conscience. Mais à trop repousser les limites, ne prend-t-on pas le risque de rencontrer le Diable plutôt que Dieu ? En effet, tous les trips ne sont pas des extases. Si les visions peuvent être intenses, les expériences extracorporelles fantastiques, il faut aussi compter avec des hallucinations paranoïaques, des nausées et des convulsions. L’attrait des envols reste cependant gagnant.

Perte de contrôle

Écarté de Harvard, expulsé du Mexique, pays très chrétien, pour incitation à la débauche, Tim, avec l’aide de riches mécènes, installe son petit monde dans un manoir à Millbrook dans l’État de New-York. Fitz et Joanie sont libérés de leurs tracas quotidiens, sans plus de loyer à payer. L’aventure fait ressembler leur vie d’avant à un drame dickensien. Il y a là du “peace and love” à tous les étages. L’ambiance y est libertaire, amorale, païenne. Les trips sont de plus en plus profonds et la vie érotique est telle un rêve fait de chair et d’esprit. L’atterrissage risque d’être violent ; il est bien connu qu’aucune idylle ne dure.

La presse se fait virulente, les dettes du groupe s’accumulent, les enfants échappent à l’autorité de leurs parents… Ces derniers qui avaient, d’un commun accord, décidé de vivre en unions libres, voient revenir au galop jalousies et rancœurs. Rien n’est plus sous contrôle, les doses frôlent le danger, les instincts les plus bas se libèrent.

« Le fils de Tim – Jackie – semblait avoir quasiment perdu l’usage de la parole et il n’allait plus en cours depuis le mois de mai, Paulette montrait des signes de dépression clinique, et si elle prenait des doses de plus en plus importantes de la drogue, ce n’était plus dans le cadre d’une quête de la Lumière mais pour fuir, exactement comme les gens qui prenaient de l’héroïne et du Dilaudil au coin des rues de Harlem. Joanie s’était mise en congé. Et Lori avait plongé si profondément en elle-même que personne ne pouvait plus sonder le fond de sa pensée – ou même, la moitié du temps, comprendre ce qu’elle racontait. »

Une description minutieuse des mécanismes de l’endoctrinement

Au fil de ses romans, T. C. Boyle tente de comprendre son temps et de susciter le débat en revisitant l’histoire de l’Amérique, ses démesures et les événements qui l’ont façonnée, pointant certains personnages clés comme Frank Loyd Wright (premier architecte écolo), le docteur Kellogg (inventeur des céréales du petit-déjeuner) ou encore Alfred Kinsey (novateur dans le domaine de la sexualité). Si le point d’orgue du roman est la drogue et ses dérives, l’auteur nous régale également des bonheurs et malheurs du couple et de faits de société d’une époque qui était persuadée qu’elle allait changer le monde, se libérer des carcans, tenter toutes les expériences.

Il s’empare ici de la sulfureuse figure de Timothy Leary, zélote du LSD, emblème du mouvement psychédélique et de l’extrême-gauche radicale, celui qui dans les années 1970 fut considéré par Nixon comme l’homme le plus dangereux des États-Unis. Le LSD, qui ne sera pas inscrit sur la liste des drogues toxiques et illicites avant 1967, est l’arme de libération prônée par Leary, clé spirituelle qui ouvre à d’autres états de conscience et, enthéogène, permet d’atteindre « l’illumination », cette espérée approche de Dieu, une béatitude passagère où l’on se sent plus noble. Notons que Leary ne cherche pas Dieu mais se prend pour Dieu ! Ainsi l’écrivait Charles Baudelaire dans Les Paradis artificiels : « Expliquerai-je comment, sous l’emprise du poison, tout homme se fait bientôt centre de l’univers ? »

T. C. Boyle décrit avec le talent de l’entomologiste les mécanismes de l’endoctrinement, le charisme piégeur de gourous qui entraînent certains naïfs et désemparés à la recherche d’idéaux qui ne sont que leurres, faisant appel à ce goût d’infini souvent ancré en nous. Il s’agit de transgresser pour jouir plus puissamment, de faire un pied de nez à l’ennui qui englue la conscience de soi. L’auteur nous rappelle avec finesse qu’avoir besoin de substances pour penser, c’est prendre le risque de ne plus savoir penser sans substances. Il y a des jouissances morbides et des portes qui doivent à jamais demeurer closes.

 

Stéphanie LORÉ

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Tom Coraghessan Boyle, Voir la lumière, traduit de l’anglais (américain) par Bernard Turle, Grasset, 2020, 496 p., 24 €
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