« Le Petit Pauvre » : Jacques Copeau, sur les Tréteaux du Monde, sort enfin de l’oubli !

« Le Petit Pauvre » : Jacques Copeau, sur les Tréteaux du Monde, sort enfin de l’oubli !
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Pendant que les pouvoirs publics bâtissent leur « fantasme architectural et mercantile », avec la construction d’Europacity, certaines troupes choisissent d’investir le cœur de la cité, notamment son cœur souffrant. C’est le cas de la compagnie Les Tréteaux du Monde qui joue Le Petit Pauvre de Jacques Copeau dans la chapelle de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. En ce lieu de toutes les pauvretés, Djamel Guesmi et ses compagnons portent avec talent la parole inspirée – et malheureusement tombée dans un injuste oubli – du cofondateur de la Nouvelle Revue Française, de l’initiateur du Vieux-Colombier et de l’ancien administrateur de la Comédie-Française.

Quel étonnant rendez-vous artistique que celui qui nous conduit, par les cours, les couloirs et les ascenseurs, au cœur de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, jusqu’à la chapelle Saint-Louis ! Comment ne pas songer que c’est notamment là que furent conduites, il y a un an, les victimes du Bataclan ? La dimension métaphorique s’impose sans violence : l’édifice religieux se niche en son cœur battant, presque invisible de l’extérieur et pourtant imposant dès lors qu’on s’en approche.

Un théâtre de la cruauté, des sens jusqu’à l’âme

Dans le transept sud, la troupe Les Tréteaux du Monde a monté ses propres gradins. Il est 20h30. La nuit, dont le manteau a recouvert la France depuis plusieurs heures, offre un ténébreux écrin aux nombreuses bougies qui encadrent et éclairent la scène. Le froid nous transperce progressivement, malgré les épaisses couvertures remises à chaque spectateur à l’entrée* et le thé servi par les comédiens revêtus de la bure franciscaine, en un entracte prolongeant le spectacle. Les costumes sont d’époque – début du XIIIe siècle ; le reste n’est que dépouillement jusqu’à l’intime de la parole jaillissante, pure.

Nuit, froid, bougies, costumes, dépouillement, parole incandescente… L’implication du spectateur est totale, comme le souhaitait Antonin Artaud dans son « théâtre de la cruauté ». Nous éprouvons de tous nos sens cette irruption de la vie au cœur du théâtre « qui nous réveille : nerfs et cœur ». Nos sens sont totalement happés par la mise en scène, de sorte que nous entrons pleinement dans l’intensité scénique provoquée par le maître d’œuvre, Djamel Guesmi.

Plus encore, la dimension métaphysique et sacrée de ce théâtre de la cruauté souhaité par Artaud trouve son application dans l’interpellation de toute l’âme : émotions, intelligence, désir de Dieu, volonté… Il y a comme un toucher spirituel affleurant dans chacun des mots de Jacques Copeau, qui fait saillir cette aspiration universelle, dont Artaud – comme j’ai déjà pu l’écrire par le passé – se fait l’écho : « L’Art n’est pas l’imitation de la vie, mais la vie est l’imitation d’un principe transcendant avec lequel l’art nous remet en communication. » La quête décrite dans Le Petit Pauvre est bien universelle : François est un « saint de plein air », comme l’écrit Julien Green qui a lui a consacré une surprenante biographie, empreinte d’humanité, à la fin de sa vie.

Dépouillement humain et pauvreté spirituelle

Toutefois, il n’est pas question ici d’un quelconque primat du metteur en scène sur l’auteur ; Djamel Guesmi met humblement ses pas dans ceux de Jacques Copeau, renouvelant intérieurement le souffle du fondateur du Vieux-Colombier sans en altérer le verbe ni l’esprit. La pièce évoque la vie de saint François d’Assise, de sa conversion à sa mort, avec pour seul décor quelques chandeliers et les vastes espaces – bien exploités – de la chapelle. Nul accessoire autre que les costumes et un lutrin ; nul symbole religieux. Le corps et la parole seuls, unis viscéralement – secret et proclamation ; intériorité et exhalation ; souterrain et lumière.

Au cœur de la pièce, il y a évidemment la figure de François d’Assise, interprété par Djamel Guesmi lui-même. Sa voix prend les intonations d’un continuel gémissement, qui n’est pas sans gêner dans la première des six parties du spectacle – alors que le jeune homme n’est pas encore devenu « Poverello », alors même que le comédien n’est plus tout jeune, ce qui aurait exigé quelques nuances dans le jeu. Toutefois, au fur et à mesure de l’abyssale plongée dans une pauvreté qui lui fait embrasser toute réalité – de ses frères franciscains aux plus humbles animaux –, la plainte acquiert la force d’une lamentation antique, celle des thrènes de l’Illiade et celle du prophète Jérémie, celle qui célèbre la vie au creux de la souffrance, dans l’abîme de la mort.

Dans le même temps, le regard de Djamel Guesmi se transforme : comment le comédien parvient-il, sans artifice, à rendre son regard de plus en plus clair, à mesure qu’il devient aveugle ? Performance théâtrale étrange, inattendue, immatérielle (surnaturelle ?), qui donne à voir le passage de la vue humaine à la vision spirituelle.

Autour du frère François se regroupent divers compagnons, aux interprétations affinées par l’étonnante complémentarité des caractères dessinés par Jacques Copeau : Bernard – interprété avec talent par Benoît Dugas qui offre, par sa joie simple, un pertinent contrepoint au jeu plus déchirant de Djamel Guesmi –, Léon (Christophe Poulain), Jean (Daniel Schröpfer), Martin (Jean-Paul Audrain) et l’ambivalent Élie (Philippe Escudié), rejoints brièvement par une sainte Claire de circonstances – comme un élargissement constant de la communauté de foi. Tous les acteurs jouent leur(s) rôle(s) avec justesse et précision.

Un théâtre populaire au service du « principe transcendant »

Jacques Copeau n’a jamais caché sa conversion au catholicisme, en 1925, mais a toujours préservé – contre tout impératif catégorique de la doctrine – l’essence même du théâtre. Il rend à la scène ce qui lui appartient. Ou pour le dire avec Bernanos, il n’est pas un écrivain catholique, mais « un catholique qui écrit ». Si certains accents du Petit Pauvre, notamment lors de la scène qui oppose saint François au démon (Idriss), pourraient frôler l’apologétique, Jacques Copeau évite largement le piège de la propagande ; la puissance littéraire de son théâtre en sort grandi. La marque des grands. C’est notamment pourquoi Albert Camus a pu écrire : « Dans l’histoire du théâtre, il y a avant et après Copeau. »

Nous sommes véritablement confrontés à un théâtre populaire et exigeant, un théâtre authentique, sans artifice autre que le travail corporel des comédiens, tout en tension vers le dévoilement de ce « principe transcendant » que l’art a pour mission de porter, de la scène à la conscience du spectateur. Djamel Guesmi réussit le pari d’une mise en scène à la fois traditionnelle et moderne, qu’on ne pensait plus rencontrer aujourd’hui. D’ici à croire que le Petit Pauvre est un nouveau miracle de saint François d’Assise, il n’y a qu’un acte… de théâtre et de foi ?

Pierre GELIN-MONASTIER

* Un chauffage sera installé le 9 décembre : si les spectateurs y gagneront évidemment en confort, le théâtre en sera moins… cruel !



CASTING

Mise en scène : Djamel Guesmi

Texte : Jacques Copeau

Avec :

  • Denise Aron Schröpfer : Dona Joanna Pica de Bourlémont, mère de François d’Assise
  • Jean-Paul Audrain : le possédé et frère Martin
  • Benoît Dugas : frère Bernard
  • Philippe Escudié : frère Élie
  • Djamel Guesmi : François d’Assise
  • Francois Joxe : Pietro Bernadone dei Moriconi, père de François d’Assise, et le prélat
  • Idriss : le chantre et le démon
  • Christophe Poulain : frère Léon
  • Daniel Schröpfer : l’évêque d’Assise et frère Jean

Crédits de toutes les photographies de l’article  : Pascal GŽely



DOSSIER TECHNIQUE

Informations techniques

  • Durée : 2h.
  • Public : à partir de 10 ans.
  • Espace scénique : possibilité d’adaptation en fonction du lieu.
  • Site de la compagnie : Les Tréteaux du Monde.
  • Page Facebook : Les Tréteaux du Monde.
  • Représentations :
    • La troupe dispose d’un outil de production autonome : gradins, régie lumière, camions… Seul le branchement électrique est fait par l’organisateur.
    • Installation par la troupe : 2 x 3 heures de montage, démontage, déchargement et chargement du camion.
    • Possibilité de jouer en intérieur ou extérieur.
    • Logement : chez l’habitant (jusqu’à 14 personnes maximum).
    • Repas possible avec les spectateurs avant ou après le spectacle.
  • Diffusion :+33 6 30 07 12 35 et contact -@- lestreteauxdumonde.com

Ce spectacle s’inscrit dans le cadre d’un cycle intitulé « La Tragédie de la Foi » qui comprend quatre pièces : Bernard de Clairvaux et L’Affranchi (Martin de Tours) écrites par Djamel Guesmi, ainsi que Les loups de Romain Rolland.



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Tournée :

  • 25 novembre 2016 au 26 février 2017 : Chapelle de la Pitié Salpêtrière (réservation en ligne ou achat sur place)
    • Vendredi & Samedi à 20h30
    • Dimanche à 15h30



 

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