Une maison de poupée : Philippe Person se risque à un huis-clos psychologique

Une maison de poupée : Philippe Person se risque à un huis-clos psychologique
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Le metteur en scène et comédien Philippe Person, ancien directeur du Lucernaire (2009-2015), met en scène un des chefs-d’œuvre les plus connus du dramaturge norvégien Henrik Ibsen : Une maison de poupée. Réduite à 1h30 et à quatre personnages, la pièce se resserre en un huis-clos étouffant. Un choix intéressant, qui met en exergue les éléments les plus psychologiques du drame, au détriment – malheureusement – de la dimension la plus universelle.

La critique ayant pour vocation à développer une réflexion approfondie à partir d’une proposition artistique,
Profession Spectacle fait le pari de l’exigence, en prenant les artistes et ses lecteurs au sérieux,
en osant prendre le temps de la réflexion. 
Nous vous souhaitons une bonne lecture.

Philippe Person s’y est donc risqué. Après les mises en scène impressionnantes et simultanées de la saison 2009-2010 – celle de Michel Fau, à la Madeleine, avec Audrey Tautou, celle de Stéphane Braunschweig avec Chloé Réjon à la Colline, ou encore celle de Jean-Louis Martinelli avec Marina Foïs au théâtre des Amandiers –, l’ancien directeur n’a pas hésité à reprendre le flambeau en proposant une approche de Une maison de poupée complètement renouvelée.

Un huis-clos très bien conçu

Ne sont gardés que les éléments nécessaires à l’intrigue principale, autour du faux en écriture commis par Nora. C’est dans cette perspective que Philippe Person conçoit un décor minimaliste et intemporel, entièrement centré sur une seule et unique pièce, afin de susciter un étouffement progressif, tant pour les comédiens que pour les spectateurs. Côté cour, un sapin de Noël déjà décoré, dont le dépouillement originel, inscrit dans la pièce pour symboliser la réalité de la famille et de Nora, est compensé par une bande de neige qui passe devant les spectateurs et encadre la scène : l’au-delà glacé renforce l’impression du cocon intérieur. Côté jardin, un simple porte-manteau. Au centre, une table et deux chaises, installées sur un tapis, devant une grande baie vitrée fendue en son milieu par un linteau ; contrairement à l’imposante boîte aux lettres conçue par Stéphane Braunschweig, Philippe Person choisit de placer une petite boîte accrochée au linteau de l’autre côté de la vitre, invisible pour les spectateurs.

Tout ou presque a déjà été écrit sur la pièce d’Ibsen. Mais les choix du maître d’œuvre invitent à redécouvrir autrement le texte : « La mise en scène suivra Nora, ses pensées et ses actes, comme un plan-séquence au cinéma », nous prévient-il d’emblée. Nora, la pulsion de vie, devenue au fil des années et des nombreuses propositions artistiques l’un des plus grands rôles féminins du théâtre mondial. Si la pièce à l’avant-scène nous montre la vie quotidienne d’une famille, l’autre côté de la vitre (du miroir) devient la cage de l’inconscient, celle dans laquelle se nichent les angoisses – la boîte aux lettres, le visage des êtres successivement craints… – et les plus grandes rages, à commencer par la désormais célèbre danse, « comme s’il y allait de la vie ».

Florence Le Corre et Philippe Person rivalisent de talent

Après une fugace scène d’introduction difficilement compréhensible, la promesse du metteur en scène est réalisée, notamment grâce à la belle et fraîche performance de Florence Le Corre, véritable poupée rousse de porcelaine, automate de la joie sur commande dès lors que son mari appuie sur le bouton. Nous connaissions la Nora femme-enfant interprétée par Chloé Réjon, la Nora maniérée du XIXe siècle, jouée par Audrey Tautou, la Nora sensuelle incarnée par Marina Foïs. Florence Le Corre privilégie avec crédibilité une Nora fantasque, petite-fille capricante et gâtée.

Lui donnant la réplique, Philippe Calvario n’est jamais à la hauteur de sa partenaire en Torvald Helmer, soit que le comédien n’ait pas été dans un bon soir, soit qu’il ne sache comment interpréter ce rôle subtil, qui allie bonté et infantilisation, idéal de soi et égoïsme concret : ses mots sont trop appuyés, son caractère de manipulateur pervers est poussé jusqu’à la caricature. S’écoutant parler, jouant à jouer, l’acteur ne trouve le ton juste que dans les quelques accès de colère qui traversent son personnage. C’est d’autant plus dommageable que Philippe Person est impressionnant de justesse en Krogstad ; sa présence tout en nuances lui épargne le moindre excès. À chacune de ses entrées en scène, son jeu calme et froid d’homme désespéré en impose à tous ses compagnons : si Florence Le Corre tient avec avantage en face de lui, notamment lors de la fameuse confrontation du deuxième acte, Nathalie Lucas (Madame Linde), d’abord en dessous, prend peu à peu de la consistance à son contact.

Limite de la seule approche féministe

Il y aurait beaucoup à dire sur les rapports qui régissent ce couple, sur les mécanismes de chacun des protagonistes ; des dizaines de bons ouvrages existent déjà à ce sujet. Toutefois, le choix de Philippe Person de réduire la pièce aux quatre protagonistes en lien direct avec l’intrigue n’est pas sans poser question. Dans sa note d’intention, le metteur en scène écrit : « Si Nora est devenue, pendant un temps, un symbole féministe, je souhaite montrer l’universalisme du propos. Il n’est pas seulement question de la femme mais de nous tous. » Quel est cet « universalisme » ? En quoi, dans sa mise en scène, touchons-nous effectivement « une œuvre magistrale de liberté », comme il l’écrit par ailleurs ?

Ce qui fait la marque du chef-d’œuvre est sa capacité à intégrer différentes lectures. Philippe Person l’a bien compris. Toute réduction de la pièce au seul féminisme – approche légitime quoique étriquée et postérieure à Ibsen – ne rend effectivement pas compte de l’universalité de la pièce. S’il n’était que cette dimension, il serait superflu de jouer pareille pièce aujourd’hui, sinon dans un musée, tant la problématique spécifique à Une maison de poupée n’a plus cours aujourd’hui en France et dans bien d’autres pays. L’égalité entre les hommes et les femmes se joue désormais ailleurs.

La Nora de Philippe Person

À regarder la pièce telle que nous la propose Philippe Person, que voyons-nous ? Deux êtres qui ne se comprennent pas, tous deux héritiers des mécanismes de leur société, de leurs parents… Torvald projette sur sa femme tout ce qu’il souhaite, l’infantilise et parle à sa place ; Nora se conforme à tous les désirs de son époux et reproduit sur ses enfants ce qu’elle a appris. Le premier est dans le concret de la loi, irréprochable ; la seconde, parce qu’il lui est impossible d’accéder à son « moi » réel, se construit un roman autour d’un acte posé sept ans plus tôt, qui a sauvé la vie de son mari.

À première vue, le mari est un bourreau, même involontairement, quand la femme est la victime. Celle que Torvald nomme son alouette prend peu à peu son envol, en devenant une femme. Les mutations successives sont notamment manifestées par le metteur en scène à travers le choix d’extraits musicaux entre chaque scène – procédé quelque peu superfétatoire, mais là n’est pas le présent propos.

Comment, dans la proposition artistique de Philippe Person, Nora devient-elle femme ? D’abord, elle a évidemment ça en elle : l’alouette n’est que le moi apparent, préfabriqué par son éducation que Nora n’a jamais su ou pu solder ; la réalité est qu’elle sait agir contre la loi par amour, pour le bonheur de son mari et de sa famille. Par ailleurs, la lecture de la lettre révèle le véritable caractère de son mari, lâche et égocentrique, se choisissant contre elle, lui qui avait par deux fois juré de tout donner pour elle en cas de difficulté. La faiblesse de l’homme provoque la force de la femme.

Une liberté bien fadasse

L’attitude de Torvald tout au long de la pièce provoque effectivement la décision finale. Philippe Person ne se trompe pas sur ce point, et c’est ce que sa mise en scène souligne avec une violence accrue du fait du zoom porté sur l’intrigue et les seuls protagonistes qui la constituent. Mais s’il n’y avait que ces deux raisons, non seulement Ibsen ne serait le génie que de la seule dramaturgie psychologique, mais le choix ultime de Nora serait encore autrement plus scandaleux : l’acte posé rendrait égoïsme pour égoïsme ; il ferait suite à une vulgaire déception devant l’amour avorté. Plus encore, comment peut-elle quitter ses enfants, le fruit de ses entrailles, pour la seule raison que son conjoint n’a été finalement qu’un étranger ? La liberté apparaît dès lors bien fadasse !

Ces questions sont au cœur de la critique portée par August Strindberg à la pièce dès sa publication. Selon le dramaturge suédois, le mari est la véritable victime : victime de son éducation, de son milieu, victime des silences et mensonges de sa femme concernant l’emprunt, les dépenses quotidiennes, la mort prochaine de son meilleur ami (absent dans la mise en scène de Philippe Person, ce qui sera l’objet principal de notre étude par la suite), victime encore de la pression exercée par Krogstad… Ces différentes pressions expliquent l’attitude de Torvald, y compris celle – maladroite – dans le dernier acte, renforcée par le fait d’avoir bu. Pour Strindberg, ce n’est pas parce que Nora considère avoir été traitée comme une poupée qu’elle le fut effectivement. Et si Torvald interprète tout à la place de sa femme pendant la pièce, Nora le lui rend bien dans la scène finale, affirmant le comprendre désormais quand lui ne la comprend pas, l’accusant d’être coupable – avec son père – de son état. Elle reconnaît par ailleurs qu’il n’est pas l’homme qu’elle croyait, montrant qu’elle aussi projetait beaucoup sur son mari.

Oubli de l’abyssale intrigue

Cette critique, développée par Strindberg non sans mauvaise foi, pourra susciter l’approbation de bien des spectateurs, quand d’autres souligneront l’enferment de Nora, sa chosification par quantité de surnoms, sa dépendance monétaire, sa condition d’esclave dès que son mari émet un souhait… Qui a raison ? Qui a tort ? Parce qu’il réduit la pièce à la seule psychologie, Philippe Person est face à une impasse. Non seulement il ne peut éclairer, avec sa mise en scène, la motivation profonde de Nora, mais il réduit également la liberté à un enjeu psychologique.

C’est que le metteur en scène a choisi de mettre de côté l’autre intrigue, celle abyssale qui porte la question de la liberté au plus intime de l’intime. Le génie d’Ibsen ne se résume pas à la compréhension psychologique de ses personnages, ni même à l’invention osée d’une fin nouvelle en son temps ; il réside dans le fait de creuser la liberté jusqu’à la racine existentielle. Comment ? Par le personnage le plus inattendu de tous : le docteur Rank. Si Une maison de poupée est un authentique chef-d’œuvre, il le doit à la superposition de ces deux intrigues.

Dr Rank : un rôle exemplaire

Il n’est pas rare de voir un médecin-ami de famille dans les pièces d’Ibsen, mais son rôle est ramassé dans quelques vastes considérations morales et désabusées (Le canard sauvage), quand il n’est pas une simple ombre du passé planant sur l’un ou l’autre personnage (Rosmersholm). Il n’occupe pas non plus le devant de la scène comme le docteur Stockmann dans Un ennemi du peuple.

Le docteur Rank obéit à une autre logique : il est d’abord le seul qui fasse l’expérience assumée de la solitude, ce qui le rend ainsi capable d’aimer l’autre tel qu’il est. Son besoin de visiter Torvald et de voir Nora n’entre jamais en conflit avec l’acceptation de son célibat. La solitude assumée ne consiste pas à se priver de la compagnie des autres, mais à ne pas entrer en dépendance radicale vis-à-vis d’un être singulier.

C’est sur ce point que nous pouvons renvoyer équitablement Torvald et Nora dos à dos : chacun des deux éprouve le besoin de fusionner avec l’autre, n’assumant pas sa solitude fondamentale ; chacun des deux instrumentalise l’autre à des fins existentielles pour survivre. Tous deux sont dans le mensonge, chacun dans son ordre propre, dans sa logique particulière. En ce sens, Rank trace un chemin d’exemplarité pour Nora : elle veut vivre, en quittant la maison, ce que le docteur expérimente. Il n’y a pas pour elle de possibilité de vivre la distance intérieure dans la proximité physique avec Torvald. Elle devient, dans le couple, celle qui est capable de suivre cette voie de libération – sans que nous sachions où elle mène, Ibsen ne tranchant pas.

Rank : levier existentiel

Mais considérer le personnage de Rank à l’aune de la seule exemplarité ne rend pas justice au génie d’Ibsen, ni à cette « œuvre magistrale de liberté », pour reprendre les mots de Philippe Person, qu’est Une maison de poupée. Ce qui manque à la mise en scène de ce dernier, c’est la présence de la vie (les enfants) et de la mort (docteur Rank). Ibsen introduit une scène de jeu entre Nora et les enfants afin de bien manifester le lien qui l’unit à eux et rendre plus dramatique encore le choix final de l’héroïne : l’affaire est entendue ; leur suppression par Philippe Person est compréhensible.

Mais Rank… quel est son rôle ? À aucun moment il n’entre dans l’intrigue psychologique. Confident de personne, il ignore tout du drame qui se noue. Ne servirait-il qu’à fermer la dernière issue possible à Nora, un moment prête à tout lui confier avant de se raviser ? C’est que la signification de sa présence dans la pièce renvoie à une réalité autre.

Dans l’ébauche de la pièce, Rank est un cynique raisonneur proche de Torvald. Dans la version définitive du texte, il représente le désir et la mort, pas seulement psychologiquement, mais existentiellement, nouant de ce fait un rapport intime avec Nora. Il est la mort comme condition humaine permanente, comme l’a souligné Anne Marie Rekdal dans son ouvrage Frihetens dilemma. Ibsen lest med Lacan (Le dilemme de la liberté. Ibsen lu avec Lacan). La confession de sa mort prochaine exclut Torvald, qui aurait dû – en tant qu’ami de longue date – être le premier informé, et le rapproche de Nora, plus que sa déclaration d’amour.

La mort et la morsure : la scène de la tarentelle

Amour, liberté et mort : le triptyque ibsénien que nous retrouvons dans les couples de Rosmersholm, de La Dame de la mer et de Hedda Gabler, trouve ici une nouvelle expression singulière, avec la présence d’un tiers : Rank est en ce sens un personnage indispensable à la pièce, la face d’ombre de Nora et Torvald – quand Madame Linde et Krogstad pourraient finalement être occultés.

Tandis que Torvald est celui qui maintient Nora sous sa coupe, dans l’illusion enfantine, Rank est celui qui permet progressivement à l’héroïne d’ouvrir les yeux et de croître en liberté. Il n’est qu’à regarder ses interventions au fil de la pièce ; tandis que le docteur s’installe au piano, elle se met à danser jusqu’à la folie : « Ma chère Nora, tu danses comme s’il y allait de la vie, s’écrie Torvald paniqué avant d’ajouter : C’est de la rage ». Cette danse est un ‘‘dés-ordre’’, la perte de tout ce que Torvald a tenté de lui inculquer. « Voilà ce que je n’aurais jamais cru : tu as oublié tout ce que je t’avais enseigné. » Le « tout » ne désigne évidemment pas que les pas de danse, mais le comportement général de l’être. Quelle est précisément cette danse jouée par celui que la mort guette de près ? La tarentelle. Selon la légende, cette danse permet de guérir un malade victime d’une morsure d’araignée de Tarente, qui provoque des perturbations psychologiques et physiques ; or c’est très précisément l’effet provoqué par les menaces de Krogstad.

Si Philippe Person choisit avec pertinence de laisser exploser la folie en faisant danser Florence Le Corre au-delà de la vitre, dans la cage de l’inconscient, la scène perd de sa force symbolique par l’absence de celui par qui arrive, selon les mots de Torvald dans la scène finale, « l’idée de la mort et de la dissolution ». Dissolution progressive du masque revêtu par Nora, décomposition en latence du couple – et la mort qui joue son air.

Rank : révélateur de la faute originelle

Oui, Rank est bien le principal personnage secondaire de Une maison de poupée, à l’égal de Torvald. Nous devons à Atle Kittang, professeur de littérature comparée à l’université de Bergen, de l’avoir perçu avec toujours plus d’acuité*. L’universitaire relève que, de même qu’Osvald Alving dans Les Revenants, le docteur Rank est victime de la syphilis en raison des excès de son père ; cette maladie est, à l’époque d’Ibsen, représentative de l’horreur pour atteindre le physique et le mental.

Tandis que Torvald constate en Nora certains traits de caractère de son père, le docteur Rank pointe davantage – par la mention de son propre père – une « origine » au mal dont il souffre. Manquement du père, faute originelle, péché de la race humaine : « Et dire que dans chaque famille il existe d’une manière ou d’une autre cette sorte de comptes à régler », dit Rank à Nora. Sous-entendu avec son origine. Nous touchons ici l’idée biblique d’une chute originelle que les enfants n’ont pas fini de payer – chute qui introduit la souffrance et la mort dans le monde : C’est pourquoi, comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort s’est étendue sur tous les hommes, parce que tous ont péché, explique saint Paul dans sa Lettre aux Romains (5,12).

Ce retour à l’origine est fondamental dans le cheminement de Nora. Si sa culpabilité la conduit d’abord à envisager la fuite, voire le suicide, elle perçoit progressivement d’où provient le germe du mal dont elle est à la fois la victime et le duplicateur : son propre père. « Il m’appelait sa petite poupée et jouait avec moi comme je jouais avec mes poupées », explique-t-elle à Torvald dans la scène finale.

Rank : provocateur de l’effondrement messianique

D’où sa foi dans un « grand prodige », l’espérance que son mari – tel le Messie – prenne la faute sur lui et reconnaisse que son acte est guidé par l’amour. « S’il y avait alors quelqu’un qui voulût tout prendre, prendre toute la faute sur lui […] C’est un prodige qui va s’opérer. » Sans Rank, sans la compréhension de la faute originelle, sans cette espérance profonde, la mention finale de la religion devient artificielle et tombe à plat : le mari, n’en déplaise à cette société d’hommes, ne saurait être le messie attendu. Le mari effondré, restent l’acte posé, l’impuissance existentielle et la vie marquée du sceau inexorable de la mort. « Toi et papa, vous avez été bien coupables envers moi. À vous la faute, si je ne suis bonne à rien. »

L’espace créé par la mort est celui de la vie lucide. Si la réaction de Torvald Helmer provoque psychologiquement la décision finale de Nora, Rank en est le moteur existentiel. C’est pourquoi Atle Kittang suggère « l’idée que la confrontation avec l’inévitable mortalité de l’être humain, symbolisée d’une manière tellement sombre par le docteur Rank, contribue d’une façon plus décisive encore à la prise de conscience finale de Nora : pour que la vie mérite d’être vécue, le choix d’une émancipation radicale et d’une liberté totale est absolument fondamental. »

Henrik Ibsen et la liberté

La mort la conduit à l’abîme de la vie et de la pleine liberté : l’adieu de Rank précède immédiatement la grande confrontation finale. Sa carte barrée d’une grande croix noire avoisine la lettre faisant la lumière sur les faits : deux faces de la vérité, deux leviers – l’un accidentel, l’autre existentiel – vers la liberté.

Nous rejoignons Philippe Person lorsqu’il parle d’une « œuvre magistrale de liberté », bien que sa mise en scène n’exprime justement pas jusqu’au cœur la conception qu’en a Ibsen. Pour ne pas prêter à ce dernier de fausses idées, citons ce que le dramaturge écrivait au critique danois Georg Brandes, en février 1871.

« […] Ce que vous appelez liberté, je le nomme des libertés, et ce que j’appelle la lutte pour la liberté n’est pourtant rien d’autre que l’acquisition répétée et vivante de l’idée de la liberté. Celui qui possède la liberté autrement que comme l’objet à rechercher, la possède morte et sans esprit, car la notion de liberté a ceci de particulier qu’elle s’étend toujours pendant l’acquisition, et si donc quelqu’un s’arrête au milieu de la lutte, disant : je l’ai maintenant, il montre justement par là qu’il l’a perdue*. »

Son acception de la liberté n’est pas celle, contemporaine, qui la considère comme une émancipation et la faculté de poursuivre ses propres désirs. Elle est une capacité d’initiative dans le bien, c’est-à-dire une liberté libérante, à l’inverse du concept abstrait rationaliste et libéral. Nous retrouvons ici les concepts forgés – à partir de la théologie médiévale – par Kierkegaard, philosophe dont l’influence sur Ibsen n’est plus à démontrer.

Chercher sa vérité face à la mort

La mort comme néant appelle la liberté comme être. C’est le commencement d’un processus d’unification décrit par Kierkegaard en ces termes : « Je suis de nouveau moi-même […] La discorde de mon être a cessé ; je retrouve mon unité » (La Répétition, Essai de psychologie expérimentale). Voilà des mots que Nora aurait pu prononcer. Comment se prolongera en elle cette libre quête de l’unité ? Ibsen n’en dit rien. Plus encore, la décision abrupte de son héroïne est ponctuée de « je ne sais pas », « je ne sais plus », « difficile de répondre »…

C’est cette amorce de liberté, pure et encore tâtonnante, peut-être excessive, peut-être appropriée, que met en exergue le dramaturge norvégien. Nora est redevenue potentialité, enfant de l’être-pour-la-mort – de Rank, aurions-nous envie d’ajouter –, et non plus de son mari. La quête de la liberté est souvent sans réponse dans le théâtre d’Ibsen : « Questionner est ma vocation, répondre, non. » Au lecteur-spectateur d’opérer son propre cheminement, car il y a obligation pour l’écrivain à chercher sa vérité, profonde, ontologique. La présence de la mort comme réalité existentielle en est, du moins grâce à Rank dans Une maison de poupée, le principe vital. Pour faire le choix du 100 % psychologique, Philippe Person – en dépit de sa belle proposition artistique – passe à côté de l’essentiel.

Pierre GELIN-MONASTIER

*Kittang Atle, « Mais que fait donc le docteur Rank dans Une maison de poupée ?« , Études Germaniques, 4/2007 (n° 248), pp. 851-860.



CASTING

Mise en scène : Philippe Person

Texte : Henrik Ibsen

Traduction : Régis Boyer

Avec :

  • Florence Le Corre : Nora Helmer
  • Philippe Calvario : Torvald Helmer
  • Nathalie Lucas : Madame Linde
  • Philippe Person : Krogstad

Décor : Vincent Blot

Lumières : Alexandre Dujardin

Production : Serge Paumier production, compagnie Philippe Person

Coréalisation : Théâtre Lucernaire, lieu partenaire de la saison égalité 3 initiée par HF Île-de-France.

Crédits photographiques : Pierre François



DOSSIER TECHNIQUE

Informations techniques

  • Durée : 1h30
  • Public : à partir de 14 ans


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Tournée :

  • 7 décembre 2016 – 21 janvier 2017 : Lucernaire (11 à 26 €)


 

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