« Avant de s’envoler » : Robert Hirsch éblouit jusque dans sa chair brisée

« Avant de s’envoler » : Robert Hirsch éblouit jusque dans sa chair brisée
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Soixante-dix ans que Robert Hirsch foule les planches des plus grands théâtres, celles de la Comédie-Française, évidemment, où il commit l’essentiel de sa carrière entre 1948 et 1972, celles également des théâtres parisiens les plus prestigieux. À 91 ans, il est à l’affiche de la dernière pièce de Florian Zeller, Avant de s’envoler, dans laquelle il nous offre une prestation magistrale, mettant les brisures de sa vie d’homme au service de son jeu.

Ladislas Chollat, Florian Zeller et Robert Hirsch… le trio est connu, puisque la précédente pièce Le Père qui les rassemblait déjà fut couronnée de trois « Molière » – pour 5 nominations – en 2014.

Naturalisme et sobriété

La scène s’ouvre sur un décor massif, naturaliste, s’imposant à nous comme le figement d’un temps passé, celui goûté durant notre enfance, lors de visites à nos grands-parents. Nous sommes dans une maison de l’autrefois, en un lieu qui ignore les soubresauts saccadés du monde pour se concentrer sur l’humble quotidien d’un couple qui a traversé l’histoire. Dans ce décor, un vieux père et sa fille aînée, André et Anne, le premier (Robert Hirsch) silencieusement tourné vers la fenêtre, tremblant d’impatience et d’égarement, la seconde (mention spéciale à la remarquable Anne Loiret) en quête du regard paternel, tentant de briser l’immobilisme par ses paroles et ses mouvements incessants.

Le lourd décor conçu par Édouard Laug, mis en relief par un jeu de lumières aux effets parfois convenus et à l’intentionnalité évidente, tranche avec la sobriété de la mise en scène voulue par Ladislas Chollat. Le contraste fonctionne néanmoins, servant le texte complexe de Florian Zeller qui oscille perpétuellement entre passé et présent, visible et invisible, éphémère et permanence, possible et réel.

Une même scène, dans ce décor atemporel, celui d’un vieux couple qui reçoit ses deux filles pour le week-end. Une même scène, mais des situations différentes, diverses fins de vie, au fil des quatre tableaux : tantôt le père est mort, tantôt il est frappé d’Alzheimer, tantôt c’est sa femme Madeleine qui est morte, tantôt il est question de maison de retraite… Nous ne savons pas où se situe la vérité. Lorsque la situation s’éclaircit, Florian Zeller introduit un doute, voire un renversement : l’amante supposée de la jeunesse se confond avec la voisine au mari disparu, tandis que le compagnon de la sœur cadette (Léna Bréban) revêt les habits d’un jeune agent immobilier aux dents longues (François Feroleto).

Fébrilité poétique et délitement irrémédiable

Où est la réalité ? Peu importe… La pièce ne tranche rien et c’est tant mieux. La force de l’écriture de Florian Zeller, qui n’est pas exempte de longueur ni de répétitions (y compris d’une pièce à l’autre), consiste à mettre en miroir la complexité de l’intrigue et les incertitudes intérieures de la vieillesse. La mémoire s’estompe dans la pliure de temps qui se confondent, dans l’existence de possibilités qui s’étreignent. Quelle que soit notre fin de vie, le drame du délitement est le même : nos souvenirs comme les objets concrets qui nous entourent n’ont aucune pérennité. Les fleurs se fanent, les maisons se revendent, les oiseaux s’envolent : « Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler », écrit René Char dans Les Matinaux (1950), cité par André dans la pièce.

Ce chant est, pour René Char, celui essentiel de la poésie. Sa permanence est semblable à celle de la fébrile flamme de l’espérance, chantée par un autre poète, Charles Péguy, dans les tourments qui nous traversent. Fragile chant que celui de l’oiseau dans l’orage. Dans la bouche du vieil écrivain André, ces quelques vers sont comme un acte de foi prononcé à la face de la mort ; celle-ci s’invite progressivement dans chaque scène, appelant le couperet du rideau qui s’abat irrémédiablement à la fin des quatre tableaux. Car l’oiseau, finalement, s’envole ; et tout être humain meurt.

Que reste-t-il de ce chant, sinon les écrits du vieil écrivain André dont la fille souhaite éditer le journal intime ? Mais cet écrit du quotidien secret dit-il le vrai ? L’aventure amoureuse de la jeunesse a-t-elle une réalité tangible en comparaison avec la fidélité de 50 ans de vie commune ? Que reste-t-il de ce chant ? Seul le texte Florian Zeller demeure, de même que la puissance d’un amour pérenne, vécu jusqu’au bout, en dépit des difficultés, jusque dans la souffrance de l’ultime perte. « La douleur est le dernier fruit immortel de la jeunesse », écrit encore René Char.

Éblouissante vulnérabilité de Robert Hirsch

Enfin, couronnant l’ensemble, la prestation du jeune comédien de quatre-vingt-onze ans. Car, écrivons-le sans trembler : Robert Hirsch occupe tout l’espace. Sa manière de jouer est sans nul doute le principal intérêt de la pièce. Certes Isabelle Sadoyan est touchante dans le rôle de la vieille épouse Madeleine et Claire Nadeau, d’une belle justesse dans celui de la voisine et amante. Il y a toutefois quelque chose d’intime dans l’interprétation de Robert Hirsch, comme une aisance qui affleure dans les plis de sa chair abîmée par le temps, dans les mouvements incontrôlés de la vieillesse – bien réelle – qui s’imposent contre son gré.

Nous sommes au cœur du spectacle vivant : Robert Hirsch est le vieux père André. Il est l’homme de ce rôle, comme il fut celui de ses rôles précédents. Il joue de son physique brisé, de sa jeunesse hier comme de sa vieillesse aujourd’hui, au gré des années. Impressionnant de voir un être devenir, du fait de l’âge, de plus en plus dépouillé de ses moyens, et toujours aussi impressionnant comme comédien. Car si la vieillesse de l’homme affecte le jeu du comédien, le comédien joue encore de cette déliquescence, parvenant à en manifester toute la beauté et l’énergie vitale. La marque des grands.

La pièce souhaite célébrer l’amour du couple au-delà de la perte ; Robert Hirsch célèbre l’être humain au creux même de sa vulnérabilité. « J’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi », pouvons-nous conclure avec René Char dans Les Matinaux.

Pierre GELIN-MONASTIER

À lire : Florian Zeller, Avant de s’envoler, Éditions L’avant-scène théâtre, 2016, 14 €



CASTING

Mise en scène : Ladislas Chollat

Texte : Florian Zeller

Avec :

  • Robert Hirsch : André, écrivain
  • Isabelle Sadoyan : Madeleine, femme d’André
  • Anne Loiret : Anne, fille aînée d’André et Madeleine
  • Léna Bréban : Élise, fille cadette d’André et Madeleine
  • Claire Nadeau : voisine / amante
  • François Feroleto : compagnon d’Élise et agent immobilier

Décor : Édouard Laug

Lumières : Alban Sauvé

Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz

Musique : Frédéric Norel

Soutien : Fondation Jacques Toja pour le Théâtre.

 



DOSSIER TECHNIQUE

Informations techniques

  • Durée : 1h30.
  • Public : à partir de 16 ans.

En téléchargement

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OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Pas de tournée prévue à notre connaissance.

  • 5 octobre 2016 au 15 janvier 2017 : Théâtre de l’Œuvre à Paris (M° Place de Clichy ou Liège)



 

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