Détruire dit-elle

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Chronique des confins (35)

Alexandra Lazarescou

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Un jour, une écriture – Le confinement porte en lui-même une intimité, une profondeur dont peuvent se saisir les écrivains et les écrivaines, notamment de théâtre et de poésie. Nous les avons sollicités, afin qu’ils offrent généreusement leurs mots, leur écriture des confins… Derrière l’humour qui inonde les réseaux sociaux, il y aura toujours besoin d’une parole qui porte un désir, une attente, un espoir, du sens.

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« La définition matérialiste de l’amour, c’est une définition de communautés, une construction de rapports affectifs qui s’étend à travers la générosité et qui produit des agencements sociaux. L’amour ne peut pas être quelque chose qui se referme sur le couple ou sur la famille, il doit s’ouvrir à des communautés plus vastes. Il doit construire, au cas par cas, des communautés de savoir et de désir, il doit devenir constructif de l’autre. L’amour, c’est fondamentalement aujourd’hui la destruction de toutes les tentatives de s’enfermer dans la défense de quelque chose qui n’appartiendrait qu’à soi. Je crois que l’amour est une clé essentielle pour transformer le propre en commun. »
Antonio Negri in Exil, texte français de François Rosso et Anne Querrien, Édition Mille et une nuits, Paris, 1998.

Je ne veux pas revenir à la vie d’avant.

Le monde que nous avons quitté il y a quelques semaines ne me manquera jamais.

Je viens d’un pays totalitaire, et après avoir traversé plusieurs enfers, je peux affirmer, sans complexes, que toute épreuve porte en elle une formidable opportunité d’émancipation. La preuve ? Depuis que ce virus a fait sauter tous les interrupteurs, des alternatives à ce système, prétendument irréversible, ont vu le jour : la pollution diminue ; les animaux reprennent leurs droits ; le système de production globalisée est à l’arrêt ; nous apprenons à garder notre calme, à faire baisser notre niveau de cortisol générateur de stress, cause non-négligeable de la faiblesse de notre système immunitaire ; nous court-circuitons les réseaux de grande distribution, leur préférant les circuits courts, allant directement de l’agriculteur au consommateur ; de nouvelles formes de solidarité et d’entraide se développent ; un territoire mental d’espérances se dessine, pendant que s’ouvrent les yeux du cœur.

Ce temps, propice à la mue, nous offre la possibilité d’interroger individuellement nos façons de travailler, de communiquer, de consommer, de produire, de penser le monde et notre rapport au vivant, et dès lors de changer radicalement nos comportements en redéfinissant nos imaginaires, nos attentes et nos désirs.

Et c’est aujourd’hui à chacune et à chacun qu’il revient d’incarner ce changement. En somme, de donner l’exemple. Alors soyons exemplaires !

Par temps de confinement, si je consomme moins, peut-être puis-je donner le pécule d’argent qu’il me reste à une association qui pourra assurer l’aide alimentaire d’urgence et pourvoir aux besoins des plus vulnérables ?

Si je dispose des clefs d’un théâtre, peut-être puis-je soutenir publiquement la cause des autrices et auteurs qui ne peuvent faire recours à aucune aide directe de l’État pour faire face à l’impact de la crise sanitaire sur leurs revenus ?

Si je dispose des clefs d’un grand festival, peut-être puis-je mettre en place une réflexion collective sur le coût écologique des festivals et des saisons et requestionner nos arts de vivre sur cette planète que nous avons saccagée ?

Il me semble qu’une bonne part du milieu du spectacle vivant reflète le monde que nous avons quitté il y a quelques semaines ; profondément écocide, inégalitaire, concurrentiel, régi par le profit et l’indifférence. A-t-on réellement envie de continuer comme avant ? Dans ce milieu qui se revendique ouvert, humaniste, solidaire et militant, on voit, pourtant, pulluler depuis des décennies de nouvelles organisations du travail gangrénées par les techniques de management néolibérales et leur cortège de pratiques de mise à mort des individus, qui vont de la productivité effrénée et de l’efficience maximale, aux humiliations, aux abus, aux licenciements ; tandis qu’une poignée d’artistes bourgeois, à l’écriture boursouflée et pornographique surfe sur la vague d’un art prétendument politique et engagé. Ce consensus est parfaitement obscène et indécent. « Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme », annonçait Arthur Cravan au début du siècle dernier. J’espère que le déconfinement saura lui donner tort.

Alors comment repenser nos métiers, réinventer ce monde et que voulons-nous mettre dans ce monde ?

C’est une nouvelle chaîne de solidarités qu’il nous advient de forger, loin de celles des privilégiés qui parlent aux privilégiés. Et avec les moyens du bord, inventer de nouvelles formes de récit, de représentation, de production et de diffusion artistiques.

Si les gens qui détiennent les clefs des institutions manquent de vision, c’est à chacune et à chacun d’avoir le courage de jouer le rôle qu’il désire jouer pour transformer profondément le monde qu’il souhaite voir advenir. Le corps médical n’a pas attendu l’adhésion des gens d’en haut pour se battre et sauver des vies.

Pour ce qui est des politiques du gouvernement actuel et des précédents, je suis persuadée qu’ils seront tous condamnés pour avoir assassiné l’hôpital public et détruit le service public dans son ensemble. Le temps des procès viendra en son heure.

Si d’abord nous devons prendre le temps de pleurer nos morts, de leur dire au revoir, puisque le temps du deuil est nécessaire, ne devons-nous pas faire quelque chose de cette douleur, ensemble et tout réinventer ?

Apprendre à construire le monde d’après sur cette planète abîmée ?

Un monde où l’écologie prend le pas sur l’économie ?

Donner chaque jour le meilleur de nous-mêmes pour voir advenir ce monde d’amants, de vivants, ce territoire de la vie au sens plein, susceptible d’accroître notre humanité ?

Je ne veux pas revenir à notre être-au-monde atrophié, à nos vies rabotées, ce que nous vivons aujourd’hui, ce sont les premières contractions d’un accouchement ; certes douloureuses, mais bénéfiques.

À l’image du personnel soignant qui s’est battu pour la vie en dépit du manque de moyens, employons notre temps et notre énergie pour un retour au vivant, nous n’avons pas le droit de baisser les bras, ne serait-ce que par respect pour toutes celles et tous ceux que nous avons vu tomber ces dernières semaines et pour toutes ces souffrances tues et ravalées imposées à leurs proches.

Contrairement aux animaux qui sont confinés depuis une centaine d’années, nous vivons dans une cage dont la grille est ouverte. Le sentiment d’un espace éthique, l’espace du commun, s’est fortifié dans les ZAD et sur les ronds-points, puissions-nous le laisser s’amplifier et représenter la valeur commune de l’espoir et le propre de l’amour. Je crois, à l’instar du philosophe et dramaturge italien Toni Negri, que l’amour est une clé essentielle pour transformer le propre en commun.

« Je suis pour qu’on ferme toutes les écoles, toutes les universités. Qu’on recommence tout. […] Je crois que si l’on ne fait pas ce pas intérieur, si l’homme ne change pas dans sa solitude, rien n’est possible. »
Marguerite Duras, sur le film Détruire dit-elle, 1969.

Alexandra LAZARESCOU

Scénariste, écrivaine-dramaturge et traductrice de théâtre

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Crédits photographiques : Mélinée Bardet

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1 commentaire

  1. Inspirant ! Je le relirai de temps en temps.

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