Faut-il enseigner l’Économie Sociale au lycée ?

Faut-il enseigner l’Économie Sociale au lycée ?
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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.



[Tribune libre]

Au cours de ces vingt dernières années, l’enseignement de l’Économie Sociale dans le supérieur s’est rapidement développé, pratiquement à partir de zéro, pour atteindre une taille dont je ne sais si elle est critique, mais qui est à tout le moins devenue significative. Il me souvient d’un temps où, à part l’université du Mans et quelques individualités éparses tant au sein du territoire que de la diversité des disciplines, il n’y avait pratiquement rien ; aujourd’hui, même si bien entendu il reste toujours des progrès à accomplir et des lacunes à combler, la présence de l’Économie Sociale dans les université comme dans les grandes écoles est plus en rapport avec sa place dans l’économie et dans la société, ainsi que des besoins (importants) de recrutement des entreprises qui la composent.

Le corollaire de cette croissance rapide et remarquable, c’est l’apparition d’une nouvelle classe d’enseignants, surgie ex nihilo, qui s’organise, qui commence à se reconnaître et à s’exprimer en tant que groupe constitué. Elle portera peut-être, espérons-le, une voix forte et pertinente. Pour l’instant, il me semble qu’on n’en perçoive que des balbutiements, quelque peu maladroits, en tous cas qui ne se sont pas encore dégagés d’influences préexistantes (notamment syndicales) et qui ne portent pas de marque spécifique. Osons le mot, ce qu’on attend de ces universitaires, ce n’est pas seulement de faire entendre l’Économie Sociale dans l’université, c’est d’inventer l’Économie Sociale de l’université, d’y apporter un « esprit » d’Économie Sociale propre à la secouer et à la transformer.

On en est encore loin, comme en témoigne une récente polémique au sujet des programmes du secondaire. Ce n’est pas la première fois que ce sujet est sur la table, et il y reviendra ; mais c’est la première fois qu’il sort du cadre académique, qu’une pétition a été lancée et que l’appui d’autres organisations de l’Économie Sociale a été sollicité. Dès sa première lecture, ce texte m’a mis mal à l’aise, mais j’ai mis du temps à bien comprendre pourquoi.

Quel est l’enjeu ? Dans le cadre de la réforme du bac, de nouveaux programmes pour les trois  années de lycée doivent être mis en place, et les groupes d’experts constitués à cet effet commencent à remettre leurs conclusions. Dans le rapport concernant les SES (sciences économiques et sociales, trois mots distincts), il ne semble pas qu’il soit fait mention de l’Économie Sociale (syntagme indissociable, réalité spécifique, et non deux mots réarrangeables selon le contexte). D’où une réaction naturelle des enseignants du supérieur, qui s’alarment et s’indignent de cet oubli. Mais leur pétition, qui utilise des codes qui sont peut-être efficaces dans le sérail académique, ce qui resterait à prouver, est proprement illisible pour le public extérieur à qui elle est destinée.

Commençons par le détail. Sur 5 300 signes, plus de 1 200 sont consacrés au climat. Certes, le sujet est d’actualité ; mais en quoi attirer l’attention des rédacteurs des programmes d’enseignement sur l’urgence climatique les fera-t-ils se tourner vers l’Économie Sociale ? C’est proprement absurde. Plus loin, le texte met en parallèle, en 900 signes, les définitions de l’économie proposées par Lord Robbins (vers 1930) et Amartya Sen (un récent prix Nobel). En quoi cette querelle d’ordre métaphysique, déjà posée bien avant Marx et qui ne sera, par son essence même, jamais résolue, devrait-elle être abordée dès la première leçon d’économie en classe de seconde ? Et surtout, en quoi ouvrirait-elle sur l’Économie Sociale ? Ce sont là des démangeaisons épistémologiques hors de propos.

Ensuite, il est bon de ne pas s’illusionner sur la portée du débat. Les SES ont été introduites au lycée sur le constat que les Français sont, globalement, très ignorants en matière économique. Il ne semble pas que, depuis, les choses aient fondamentalement changé. Les programmes sont de plus en plus chargés, et bien que tout le monde ou presque obtienne aujourd’hui son bac, les cerveaux des lycéens n’en retiennent qu’une très faible part. L’ignorance abyssale des journalistes est bien plus préoccupante que celle des bacheliers. Il est normal que les enseignants aiment leur métier et soient convaincus de l’importance de ce qu’ils enseignent, mais il leur faut aussi savoir raison garder.

Concernant l’économie, avant de s’élever dans les hautes sphères conceptuelles, si on parvenait à faire comprendre à ne serait-ce qu’une petite partie des lycéens ce qu’est un équilibre budgétaire ou un retour sur investissement, ce serait parfait. Quant à l’Économie Sociale, qu’il ne faut surtout pas enfermer dans l’économie car sa connaissance touche aussi le droit, l’histoire et la science politique, il y a d’autres moyens que les cours de lycée pour y sensibiliser les jeunes.

Le meilleur des programmes d’enseignement restera toujours une chimère si on lui assigne trop d’objectifs contradictoires. Jadis, quand le lycée était réservé à une petite élite, le parcours de l’élève ressemblait à une course hippique ; tel un cheval, il était entraîné à franchir les difficultés qu’on lui présentait, et qui n’évoluaient guère, les fils suivant à peu près les mêmes cours que leurs pères. L’examen final restait le seul horizon visible à atteindre, le point d’aboutissement. Jamais on ne vit un cheval de course penser au-delà. Puis, à mesure que le lycée accueillait une part toujours plus grande de la jeunesse, on s’avisa que les matières enseignées devaient aussi « être utiles dans la vie » et non plus seulement servir de gymnastique intellectuelle et de culture générale. Puis qu’elles devaient répondre aux besoins de l’économie. Et, enfin, comble de tout, que l’élève devait s’y intéresser et y trouver du plaisir ! C’est beaucoup trop demander. On peut s’en approcher, avec ô combien de difficultés, pour les langues vivantes ou les mathématiques. Mais pour l’Économie Sociale, si on veut que ce soit autre chose qu’une simple activité d’éveil, il faudra en rabattre sur les ambitions, ou changer complètement de méthode.

L’idée même d’un programme conçu dans un ministère et imposé à tous les lycées de France et de Navarre est un vestige napoléonien dont nos esprits n’arrivent pas à se débarrasser. On aurait pu espérer que l’Économie Sociale, qui se flatte en tous temps et en tous lieux d’être à la pointe de l’innovation sociale, serait au premier rang des forces novatrices capables de tuer le « mammouth ». Ce n’est malheureusement pas le cas, bien au contraire, et il ne faut pas se le cacher. Il se trouve en effet que, ainsi que chaque médaille a son revers, chaque qualité porte en elle-même son défaut associé. Et concernant l’Économie Sociale, ses vertus premières que sont la solidarité entre sociétaires et la préférence pour le long terme ont un coût, qui est la perpétuation des situations acquises et la conservation de positions idéologiques bien au-delà de leur pertinence sociale.

De fait, l’Économie Sociale est peuplée de dinosaures qui ont disparu partout ailleurs, notamment en matière scolaire. L’un de ses membres historiques fondateurs, le CCOMCEN (comité de coordination des œuvres mutualistes et coopératives de l’éducation nationale) devenu depuis ESPER (Économie Sociale partenaire de l’école de la République) compte parmi ses animateurs et dirigeants des personnages de théâtre, au demeurant fort sympathiques, dévoués et sincères, qui rejouent tous les soirs la guerre scolaire d’où est sortie la fameuse loi de 1905, qui n’ont jamais admis que les OGEC soient des associations comme les autres et que l’enseignement privé, surtout catholique, puisse avoir le droit d’exister et de se développer en paix.

C’est pourquoi la tâche de nos jeunes universitaires s’annonce rude. Ils n’auront pas à abattre que des murailles extérieures, mais ils en trouveront d’autres, peut-être encore plus résistantes, à l’intérieur même de la famille. Bon courage !

Philippe KAMINSKI

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