Roberto Juarroz, poète vertical

Roberto Juarroz, poète vertical
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CRITIQUE – La poésie enrichit la réalité car elle en révèle la vraie richesse, elle en présente toute l’intensité cachée. Tel est le cœur de l’écriture du grand poète argentin Roberto Juarroz (1925-1995), qui fait son entrée dans la collection Poésie / Gallimard.

Cinq de ses Poésies verticales ainsi qu’un texte de réflexion sur la poésie figurent dans cette édition bilingue dirigée par Réginald Gaillard. C’est notre instant critique du jour. Ou plutôt, pour ne pas trahir l’auteur, notre moment de partage. Car, pour R. Juarroz, la poésie « n’admet ni explications ni discours parallèle » et on ne peut parler de la poésie qu’à partir et à l’intérieur de la poésie.

Son œuvre est une démonstration du pouvoir créateur et libérateur de la poésie. L’auteur a choisi un seul titre pour rassembler tous ses poèmes, celui de Poésies verticales (PV). Selon donc une démarche unique, « comme si chaque poème appartenait à un tout organique et vivant et participait à un même mouvement de verticalité » écrit R. Gaillard dans sa préface. Cette verticalité manifeste d’abord un mouvement d’ascension, d’élévation, de transcendance car, selon R. Juarroz, la véritable poésie « resacralise le monde, elle restitue à la vie sa transcendance originelle ». Mais la verticalité marque aussi un mouvement descendant, une exploration des profondeurs de l’intériorité, une découverte des sources souterraines : la poésie, c’est « Recueillir la forme intérieure », celle qui se tourne « comme une amphore vers sa propre soif / … / La recueillir en sa forme inversée » (PV II, p. 125).

La poésie enrichit la réalité car elle en révèle la vraie richesse, elle en présente toute l’intensité cachée. Elle « ouvre l’échelle du réel (espace, temps, esprit, être, non-être) et change la vie, le langage, la vision ou l’expérience du monde », elle « crée plus de réalité, ajoute du réel au réel » (Poésie et réalité, PR). La réalité n’est pas seulement son objet comme l’affirmait Paul Claudel (Réflexions sur la poésie), elle est son être même. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer le réel, il s’agit d’y participer. R. Juarroz écrit :

« Il ne s’agit pas de parler
non plus de se taire :
il s’agit d’ouvrir quelque chose
entre la parole et le silence
 » (PV XI, p. 205).

Roberto Juarroz, Poésie verticaleL’écriture de R. Juarroz est une écriture du paradoxe, de l’oxymore, de l’antinomie. Elle procède souvent par couples et associations de contraires, en écho à la pensée du philosophe Héraclite. Mais cette confrontation et cette fécondation des extrêmes visent à retrouver l’unité perdue, l’unité originelle. C’est peut-être impossible mais pour R. Juarroz la poésie est précisément l’art de l’impossible et de l’indicible, du vide substantiel. Il écrit : « … le centre de la joie d’être quelqu’un / est la joie de ne pas l’être ». Le travail du poète est celui « de pêcheurs qui ne pêchent pas le poisson / mais la perte du poisson, / jusqu’à parvenir à pêcher la perte même » (PV IV, p. 143).

Paradoxale et en cela déroutante, la poésie de R. Juarroz sait aussi être humble devant les grandes questions de l’existence, jusqu’à accoster aux rivages de la simplicité :

« Pendant que tu fais une chose ou l’autre,
quelqu’un est en train de mourir
[…]
Alors, si l’on t’interroge sur le monde,
réponds simplement : quelqu’un est en train de mourir
 » (PV I, p. 55).

La poésie, nous dit-il, « sera toujours proche de l’amour » (PR). Un amour qui non seulement unit les amants mais en outre les relie au monde entier et en restaure l’unité perdue : « Toute la mort du monde s’essuie comme une seule larme / avec ma voix ou le bord lent de ta peau. » (PV I, p. 99).

La poésie de R. Juarroz est tout entière une exaltation de la figure du poète. La disposition première du poète, son attitude primordiale, c’est d’accepter ce qui advient en toute circonstance. C’est, pour reprendre le mot d’Éloi Leclerc, « consentir à ce qui est, à tout ce qui est ». Et c’est une vocation, c’est répondre à un appel, poussé par une nécessité intérieure, et accomplir une mission. Le poète est un être de communion, il abolit en lui la séparation entre l’homme et le monde : « Lorsque cet homme pense lumière, il illumine / … / Lorsqu’il se souvient de quelqu’un, il lui emprunte ses traits » (PV IV, p. 151).

Le poète restaure en lui l’unité originelle, il est l’être qui laisse pleinement circuler la vie en lui :

« Le poème respire par ses mains,
qui ne saisissent pas les choses : elles les respirent
comme des poumons de paroles,
comme une chair verbale enrouée de monde
 » (PV IV, p. 151).

On pense ici à l’expérience de Rimbaud qui écrit dans Une saison en enfer (Alchimie du verbe) : « Je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. » D’autant que pour R. Juarroz, à l’origine du poème, il y a un éclair.

La mission quasi-prophétique du poète voyant, du poète éclaireur, se retrouve bien dans ce dernier poème où l’on retrouve des accents du Livre d’Isaïe, lorsqu’il parle de celui qui n’éteindra pas la mèche qui faiblit :

« les pas de cet homme ne blessent pas le chemin,
car ils ont depuis longtemps renoncé à leurs traces.
Ses yeux noctambules ne crucifient pas les choses :
ils se confessent à elles.
[…]
Si l’on regarde attentivement
on peut voir que cet homme sème de la lumière sur le chemin
 » (PV XI, p. 237).

Frédéric DIEU

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Roberto Juarroz, Poésies verticales I-II-III-IV-XI, Traduction de l’espagnol (Argentine) par Fernand Verhesen, NRF, Poésie / Gallimard, 2021, 356 p.

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