Jean-Paul Dubois ou la bienveillance lucide

Jean-Paul Dubois ou la bienveillance lucide
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Le cru Goncourt 2019 est le discret et talentueux Jean-Paul Dubois avec Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon – titre génial –, paru aux Editions de L’Olivier. Une première pour l’auteur comme pour son éditeur. Un couronnement amplement mérité pour ce magnifique roman sur la perte et l’échec, couronnement que j’étends volontiers à toute son œuvre.

L’histoire

4 novembre 2018 – Une date entrée dans l’Histoire, ce jour où Barack Obama devient président des États-Unis. Une date autrement mémorable pour Paul Hansen qui se voit incarcéré ce même jour, condamné à deux ans de prison fermes pour agression sur un autre homme.

Enfermé, pendant les heures qui s’étirent, il se plonge dans le passé, un monde enfoui depuis des temps immémoriaux et dont il ne reste rien aujourd’hui.

Il revoit sa mère, Anna, beauté spectaculaire et femme moderne qui a repris le cinéma d’Art et d’Essai créé par ses parents, une femme à l’avant-garde, persuadée qu’il est primordial de suivre le mouvement d’un monde qui bouge et qui programme le sulfureux et controversé Gorge profonde : cet acte audacieux envoie son mariage heureux aux oubliettes, son pasteur de mari atterré et furieux tombant dans la spirale infernale du jeu, ici les courses, une addiction qui lui fera perdre froc et honneur. Tête basse, il s’enfuit à Thetford Mines, cité minière du Canada. Paul finit par rejoindre son père avant de s’installer à Montréal où il devient intendant de l’Excelsior, un ensemble d’appartements. Il y vivra heureux avec Winona, sa femme indienne algonquine, et Nouk, la chienne qu’ils ont recueillie. Jusqu’à ce que se produise l’impossible, l’inadmissible, qui l’entraîne à déchaîner sa colère sur un quidam pas vraiment innocent, un geste qu’il assume sans fléchir, sans accepter la moindre remise de peine.

Humanité

Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, L'OlivierJean-Paul Dubois a fait son héros à son image, un homme doux et bienveillant. Intendant de son état – personnage inspiré d’un super-intendant qu’il a réellement rencontré dans un immeuble au Québec –, Paul gère non seulement les problèmes mécaniques mais aussi, surtout, les problèmes humains, à l’écoute des vies avec leur cortège de joies et de chagrins. Il s’intéresse à chacun, il veille. Il écoute d’ailleurs, cœur ouvert, le biker avec lequel il partage sa cellule, un Hells Angel effrayant autant que touchant qui, s’il déclare vouloir « ouvrir en deux tout fils de pute », a une peur bleue des souris et est terrorisé par les ciseaux du coiffeur. Il a aussi les pieds bien ancrés au sol et console Paul de sentences malicieuses, telle : « La vie, c’est comme les canassons, fils : si elle t’éjecte, tu fermes ta gueule et tu lui remontes dessus tout de suite. » À l’évidence pensée de l’auteur, fin observateur de la vie, parfois balade, parfois cavalcade, douce et incontrôlable.

Paul se souvient de la sienne, de son parcours chaotique qui avait trouvé un apaisement, un point d’ancrage, avant que le bonheur soit ravagé. Au cœur de ce récit, certes de douleur, où flotte un sentiment de gâchis, Paul a cependant l’élégance de garder le sourire – comme toujours chez Jean-Paul Dubois, le vaillant sourire. En vérité, ce bonheur enfui a laissé dans son sillage, pourvu qu’on veuille bien le voir, la présence gracieuse des absents, la chaleur de leur amour, aussi une forme de liberté ; même emprisonné Paul reste libre, essentiellement parce qu’il est en accord avec lui-même. Le cœur et l’âme sont libres en dépit de l’enfermement et de ses fatals appariés, la promiscuité, la violence, l’insalubrité, la vermine. Il est possible de demeurer libre et humain grâce au monde intérieur qui nous supporte et nous nourrit, riche de l’attention que nous avons portée aux autres, riche de l’amour que nous avons donné et reçu.

Les romans de Jean-Paul Dubois sont indéniablement émouvants. Il nous raconte, dans ce nouvel opus, un retour aux origines, la partition de notre humanité, et c’est d’autant plus intense qu’il le raconte depuis une cellule de prison, un univers clos et désespérant.

« Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid. Ici il fait du bruit. Un bruit particulier, déplaisant, donnant à croire que le bâtiment, pris dans un étau de glace, émet une plainte angoissante comme s’il souffrait et craquait sous l’effet de la rétractation. À cette heure, la prison est endormie. Au bout d’un certain temps, quand on s’est accoutumé à son métabolisme, on peut l’entendre respirer dans le noir comme un gros animal, tousser parfois, et même déglutir. La prison nous avale, nous digère et, recroquevillés dans son ventre, tapis dans les plis numérotés de ses boyaux… »

Il nous parle d’une vie qui se forge, entre renoncements et espoirs, de l’innocence et l’insouciance qui s’envolent un jour sans plus jamais revenir. Acteur et subtil spectateur de la vie, il nous en dit l’« intranquillité », aussi la beauté et la fragilité. Son ton est doux-amer, parfois cocasse, toujours grave et mélancolique.

Ma fibre féministe eut aimé que le prix encensât une femme – est-il nécessaire de rappeler qu’à ce jour, il n’y a que douze récompensées –, mais j’aurais été hérissée que ce fût Amélie Nothomb. J’aime Jean-Paul Dubois parce qu’il a la fibre d’un vrai romancier, celui qui nous fascine même en nous décrivant la façon d’entretenir une piscine ou en nous donnant les détails techniques d’un hydravion Beaver, celui qui nous emporte dans d’autres vies, cependant pas si éloignées de la nôtre dont il souligne ainsi le caractère romanesque.

Je l’aime également pour l’humanité contenue dans ses romans, une humanité qui n’est pas béni-oui-oui mais sincère et sans illusion sur rien – Paul a d’ailleurs ces mots : « Il y a une infinité de façons de se gâcher la vie » –, pétrie d’émotion et teintée d’humour. Si nous n’habitons pas le monde de la même façon et ne revêtons sans doute pas la même humanité, nous avons cependant en commun un même drame, notre finitude.

« Je ne parle pas souvent de ma mère. Peut-être parce que je n’ai jamais su pourquoi elle avait prématurément quitté l’orchestre. (…) Je me demande si ma mère était malade, si elle était triste, trop seule, si elle avait fait fausse route avec le Suisse, si le cinéma lui manquait, si elle pensait souvent à la DS de ses parents, si elle avait honte de moi, si elle avait aimé mon père, si elle l’avait souvent trompé, si elle avait eu peur ou éprouvé un regret une fois tous ces cachets avalés, si elle se souvenait des lames de parquets grinçants de notre appartement, si elle venait m’embrasser la nuit quand j’étais un bébé, si elle me prenait contre elle pour me rassurer, si elle savait que je la trouvais très belle, si elle se souvenait de notre voyage au Danemark, si elle savait toujours ce que voulait dire « Jeg elsker dig mon son », si elle était encore capable de le traduire en « Je t’aime mon fils », si nous avions jamais eu quelque chose en commun, elle et moi, qui nous lie à jamais. »

Stéphanie LORÉ

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Jean-Paul Dubois,
Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, L’Olivier, 256 p., 19 €
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