King du Ring : la grandeur de la vulnérabilité au détriment de l’altérité

King du Ring : la grandeur de la vulnérabilité au détriment de l’altérité
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Seule sur le ring, Adeline Walter déploie judicieusement le texte exigeant de Rémi Checchetto, avec une endurance intarissable, magnifique énergie du corps et de la voix, offerte comme un hommage à André Benedetto, à l’honneur cette année à l’occasion des 50 ans de sa pièce Statues. Fureur et générosité, comme une anthropologie intime du père du Off, s’affrontent dans un combat serré pendant une heure et demie.

Rémi Checchetto donne la parole à Mohammed Ali, dans un monologue intérieur qui porte la marque du corps dompté par l’effort, parfois jusqu’au trivial, auquel s’ajoute toute une dimension poétique qui nous fait sortir du ring, pour porter le combat bien au-delà, dans le temps et l’espace.

Un texte complexe, entre métaphore et concept

Ce texte, complexe dans sa forme, en dit beaucoup, trop peut-être… Au cœur du discours éclaté, une spirale se dessine : les mêmes mots, les mêmes expressions reviennent, comme une musique obsédante, comme le râle de l’effort sans relâche. Le spectateur est perdu ou happé par ce texte exigeant ; il tente de suivre, derrière le flot entêtant des mots, l’évolution du texte, véritable vision du combat de l’homme avec lui-même.

Mais s’il tend bien l’oreille, il repèrera aussi, dès les premières minutes du spectacle, la clef de voûte de cette machine du langage : « convergence », du corps et des mots, de la pensée et de la sueur. Des concepts sont glissés çà et là, qui brisent et enferment malheureusement l’élan métaphorique du texte, par un excès de transparence, explicatif.

C’est pourquoi trouver l’espace pour mettre en scène pareil texte, sans y toucher, est une vraie prouesse ; en ce sens, le metteur en scène Alexia Vidal pose des choix judicieux.

Rentrer dans la temporalité concrète : engendrement et enfermement

Alors que ce langage est celui qui ne s’arrête jamais, qu’il n’est de ponctuation que les coups portés – toujours les mêmes « tchic-tic-whoo », jusqu’à l’épuisement, de la boxeuse et du spectateur assommé de répétitions –, Adeline Walter parvient à le scander sans en amputer le flux entêtant. À l’aide des dates que sanctionnent les victoires du boxeur de 1960 à 1973, elle construit une rythmique qui nous introduit à la temporalité, longue, éreintante, de l’engendrement d’un homme qui se tient debout et avance.

Le choix du jeu corporel – gestuelle et positionnement – déploie efficacement cette réalité du temps, notamment son caractère répétitif mis en exergue par un décor dépouillé, cantonné à un audiovisuel discret. Certainement que l’aspect redondant de cette mise en scène, associé à un texte difficile, demande un déplacement qui peut en décourager quelques-uns. Mais ces choix prennent en charge une vraie part du combat humain : celle qui échappe à l’immédiateté, à la facilité. Ici, nos pierres d’achoppement sont montrés dans toute leur nudité ; il faut répéter encore et encore le mot, le geste, pour incarner le combat, accoucher de son humanité.

Quand cela prendra-t-il fin ? Jamais. Car nous ne quittons jamais le ring ; ou plutôt, il ne le faut pas. Par trois fois la boxeuse crache, boit, se mouche, recrache et remonte sur le ring. Nous ne pouvons pas nous échapper : le combat est un devoir moral et un principe de réalité ; sinon, c’est la mort de l’Homme.

L’enfermement dans le huis-clos du ring est manifestement l’objectif de la mise en scène, mais manque quelque peu sa cible d’un point de vue théâtral par des choix audiovisuels simplistes. Les images, qui nous baladent dans l’espace et le temps pour mieux nous ramener au combat concret, sont insuffisantes et le stratagème, évident. Le texte le dit déjà explicitement : le cœur de notre humanité, c’est le combat, on l’a compris ; il est dès lors inutile de nous projeter quelques champs de coton et un drapeau américain pour nous le faire vivre. Ainsi la mise en scène se laisse-t-elle piéger par le texte, à certains égards, trop théorique.

Sens du combat : liberté dans la vulnérabilité

Ce combat refuse de céder à la facilité : le temps d’un round, il semble y consentir ; un pas plus loin, l’objection surgit. La pièce évite ainsi, de manière intelligente, deux écueils récurrents. Le combat exclut d’une part le dolorisme victimaire du Noir, pleurant sur une enfance faite d’oppression et sublimant cette injustice dans la violence. La victimisation est mort, la rage est mort. Il exclut d’autre part la toute-puissance, celle de l’oppresseur en somme, qui ne peut voir dans l’autre son semblable parce qu’il refuse ses propres fêlures.

Cette pièce est une véritable apologie de la blessure portée par la vie, pour peu qu’elle soit regardée en face. Tel est le chemin de la connaissance de soi et d’un humanisme renouvelé par une blessure assumée. Le fait qu’Adeline Walter porte corporellement le dialogue intérieur de Mohammed Ali est un choix judicieux : la jeune femme blonde et longiligne incarne admirablement la substance du propos. Elle nous écarte d’emblée d’une interprétation trop évidente, qui voudrait voir un universalisme simpliste, théorique, dans ce choix de mise en scène. Certes, la question du racisme tient le texte de bout en bout, mais elle est ici le paradigme de la blessure qui assaille toute vie humaine. La jeune femme n’est pas simplement l’antagonisme ethnique de Mohammed Ali, elle est le dévoilement de sa vulnérabilité.

Un nouvel humanisme ? Faiblesse et mégalomanie

Étonnante contradiction que celle qui oppose cette vulnérabilité, prônée tout au long de la pièce, à un combat en solitaire, avec soi-même. La vulnérabilité est portée dans un combat à la première personne : il y a bien une prétention à vouloir ainsi porter toute l’humanité sur ses épaules dans son acte de boxe sur le ring, afin de la sauver de sa misère – mensonge et violence compris. La nature et la société, importées par l’audiovisuel, n’ont pas de visage ; le seul vis-à-vis est celui de l’enfant blessé, l’enfant Mohammed Ali, qu’il porte en lui, comme gardien de sa vulnérabilité.

Nous assistons à une espèce d’auto-engendrement au cours duquel toute altérité est gommée dans le choix, malheureux, d’une figure totalisante. En voulant incarner une humanité universelle à l’intérieur d’un destin particulier, la pièce sacrifie l’altérité, et par conséquent toute relation, comme média de l’engendrement de l’homme debout. Toute la pièce exprime un refus explicite de la violence en tant qu’elle est source de mort, mais cette violence n’est-elle pas reproduite dans le choix d’une universalité totalisante ? N’y a-t-il pas en effet pire violence que la négation de l’altérité ? La vulnérabilité humaine n’est pas ici le terreau d’une rencontre, mais d’une vérité auto-alimentée, qui n’aurait d’autre fin qu’elle-même.

La rencontre avec le public elle-même est délicate et n’atteint pas l’intime du propos, à savoir le combat. L’universel totalisant nous rend cérébraux… et méfiants.

Pauline ANGOT

Informations pratiques

  • Durée : 1h30
  • Recommandation : à partir de 16 ans.
  • Compagnie Corps de Passage.
  • Diffusion : Damien Baillet au 09 82 52 43 69 ou contact -@- plateforme-spectacles.eu


 

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