La figure de Pierrot : du théâtre à… Lady Gaga !

La figure de Pierrot : du théâtre à… Lady Gaga !
Publicité

Jessica Schmidt-Dohna revient pour Profession Spectacle sur la figure du Pierrot, du théâtre à la poésie, de la fiction au documentaire, de la commedia dell’arte à Lady Gaga.

Depuis le XIXe siècle, la figure de Pierrot habite l’imaginaire collectif : on la retrouve dans la peinture, en poésie, au cinéma et avant tout au théâtre ; elle incarne, avec diverses variations, un personnage décalé par rapport au monde, ingénu et parfois mélancolique. Cette figure traverse les arts sans jamais cesser de se réinventer. Il est intéressant de se demander pourquoi Pierrot fascine tant les artistes. Tentons d’esquisser quelques traits définitoires, qui expliquent le caractère protéiforme et inspirant du Pierrot.

Le XIXe siècle à travers les mimes

Dans la commedia dell’arte du XVIe siècle, Pierrot – appelé Pedrolino – apparaît sur scène en tant que valet, personnifiant une bêtise simple et drôle. Si ce mode de spectacle disparaît progressivement au fil du temps, il resurgit à la suite de bouleversements sociétaux et des deux guerres mondiales. Toutefois, la véritable renaissance du Pierrot se situe au XIXe siècle, sur le boulevard du Crime à Paris, au théâtre des Funambules, avec le mime Deburau.

Deburau choisit de renouveler le Pierrot carnavalesque en changeant son costume et en interprétant de nombreuses pantomimes. Il conserve certaines caractéristiques du Pedrolino, comme la naïveté, caractéristique qui n’est pas sans renvoyer à la dimension enfantine, native, inachevée du personnage. Nous retrouvons aussi dans le Pierrot du XIXe siècle des éléments propres au travestissement, et même à l’androgynie. Nous ne sommes absolument pas en présence d’un personnage typiquement masculin ; il s’agit bien d’un homme, mais d’une féminité parfois troublante. Les paramètres du sexe ou de l’âge ne suffisent donc pas à le définir : il est adulte et enfant, homme et femme ; il y a bien un jeu chez le Pedrolino, et chez le Pierrot de Deburau, autour de l’impossibilité de classification.

Des pantomimes de Deburau, on rappelle surtout la féérie. Pierrot est un personnage rêveur, qui fait rêver, muet mais compréhensible, drôle sans être vulgaire, gai sans rires. Sa position se situe à nouveau en un rapport décalé, jamais sérieux, toujours inachevé. Il est passé de l’idiot au rêveur, devenant de plus en plus mélancolique au fil du siècle.

Auguste Bouquet - Deburau en Pierrot (vers 1830)

Auguste Bouquet – Deburau en Pierrot (vers 1830)

 

Du théâtre au cinéma et à la poésie

Après la mort de Deburau, d’autres mimes reprennent son Pierrot, mais celui-ci finit par être oublié à la fin du siècle, avant d’apparaître à nouveau dans le film Les enfants du paradis de Marcel Carné et Jacques Prévert, en 1945, dans lequel il est à nouveau ingénu et touchant.

En poésie, il apparaît dans les écrits de Baudelaire ou encore ceux de Mallarmé. Il a particulièrement inspiré Verlaine, notamment son poème « Pierrot » dans Jadis et Naguère, en 1884.

« Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas ! est morte,

Et son spectre aujourd’hui nous hante, mince et clair. »

Il est désormais spectral, par une forme de présence-absence, toujours là sans jamais être vraiment là, dans une esthétique propre à « la fadeur de Verlaine », selon l’expression de Jean-Pierre Richard. Nous pouvons préférer au mot de « fadeur » celui de « mineur », dans le sens où, chez Verlaine, l’intensité advient en une tension vers la disparition, sans jamais que cette dernière soit totale. L’expression se fait, disions-nous, sur le mode mineur : bruissement, murmure, lueur, effacement de soi… Mode mineur dans lequel Pierrot trouve sa place par sa blancheur et son silence.

« Ses manches blanches font vaguement par l’espace

Des signes fous auxquels personne ne répond. »

Ces vers renvoient à la solitude ; sa figure est celle du poète déchue. Verlaine écrit sur ses propres problématiques de poète hors du monde, mais aussi sur les problématiques de son siècle. Reflétant dès ses débuts un personnage décalé, Pierrot a perdu de sa bêtise ; il a simplement conservé ses rapports inadaptés au langage, aux relations sociales, pour devenir poète.

Mallarmé évoque quant à lui, dans le texte « Mimique » extrait de son recueil intitulé Divagations, un fantôme, « soliloque muet que, tout du long à son âme tient et du visage et des gestes le fantôme blanc comme une page pas encore écrite ». Pierrot est ainsi ce fantôme qui renvoie à la page blanche, à l’inachevé, à la création qu’il reste encore à accomplir. Ce qu’évoque le Pierrot, c’est tout ce qu’il est possible de créer, ou pour le dire avec Mallarmé, « c’est au poète, suscité par un défi, de traduire ! »

Edward Hopper, Soir Bleu (1914)

Edward Hopper, « Soir Bleu » (1914)

Actualisations contemporaines

Pierrot incarne l’inachevé, un être aux limites de la définition, parfois homme, parfois femme, parfois adulte, parfois enfant, parfois sot et léger, parfois poétique et grave, lumineux et lunaire. Il offre donc de multiples interprétations de son personnage. Il remet sans cesse en question les limites définitoires qui l’encerclent et permet ainsi un renouvellement permanent dans l’art.

L’importance de cette figure, particulièrement au XIXe siècle, souligne à quel point ce personnage a su porter les angoisses des créateurs de l’époque ; il les porte encore aujourd’hui. Si de nos jours les spectacles de pantomimes se font rares, nous trouvons encore de nombreuses comédies inspirées de la commedia dell’arte, dans lesquelles apparaît l’intemporel personnage du Pierrot.

Dans le XIVe arrondissement de Paris se trouve un théâtre de comédie italienne qui reprend les thèmes de la commedia dell’arte. Le personnage de Pierrot apparaît dans toutes les formes contemporaines de la culture : l’artiste Lady Gaga s’est par exemple représentée en Pierrot sur la pochette d’Applause. Le peintre Edward Hopper a représenté, sur son tableau Soir Bleu, un clown blanc attablé à la terrasse d’un café parisien. L’année dernière, un film documentaire intitulé Tout va bien – 1er commandement du clown, réalisé par Pablo Rosenblatt et Émilie Desjardins, s’est intéressé à une école de clowns, au sein de laquelle plusieurs personnes apprennent à chercher leur propre clown. Les exemples pourraient être multipliés indéfiniment, preuve que la figure du clown, et plus particulièrement celle du Pierrot, dans son aspect thérapeutique comme dans son aspect artistique, a encore beaucoup à offrir.

Jessica SCHMIDT-DOHNA

Jessica Schmidt-Dohna, étudiante en Lettres et en psychanalyse, s’intéresse particulièrement à la question des mimes et des clowns.

Publicité

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *