La jeune et talentueuse exploratrice Eva Provence part à la conquête de producteurs
Au printemps dernier, nous vous présentions la jeune Eva Provence et son projet ambitieux : créer la première mondiale de Brûler des voitures du dramaturge anglais Matt Hartley ! Soutenue par Michel Grand, Laura Benson, Sophie Loucachevsky, Hervé van der Meulen ou encore Matt Harley lui-même, elle vient d’achever fructueusement sa campagne de financements pour la scénographie finale du spectacle. Rien ne semble pouvoir l’arrêter : elle s’apprête dorénavant à entrer en résidence, le 26 septembre prochain, au CENTQUATRE Paris. Portrait d’une exploratrice courageuse.
Mise à jour : 20 septembre 2016.
Franco-américaine, avec des origines norvégiennes que soulignent les traits de son visage et la blondeur de sa chevelure, Eva Provence est née et a grandi à Paris. Sa formation artistique croise la danse, le piano et le chant, avant de rencontrer, en classes préparatoires à Fénelon, le théâtre. Elle abandonne tout pour se consacrer à cet « art total ».
Explorer des images jusqu’à la scène
En 2011, elle intègre l’atelier Blanche-Salant, où enseigne Laura Benson, mais n’y reste pas. La mise en scène l’attire particulièrement. « J’aime beaucoup entreprendre et le faire concrètement. On apprend en faisant. C’est pourquoi je n’ai fait qu’un an à l’école Blanche-Salant. Je voulais et j’aime le terrain. » Elle part aux États-Unis pour y tourner quelques courts-métrages et suivre les cours de Susan Batson dont la méthode est proche de l’Actors Studio ; elle se lie alors d’amitié avec le photographe Daniele Duella qui, encore aujourd’hui, accompagne ses projets.
À son retour en France, en 2014, elle intègre l’atelier Chloé-Dabert. Des idées jaillissent constamment en elle, ainsi qu’une envie irrésistible de mettre en scène des images qu’elle aime. Elle rencontre fortuitement un vieil ami de lycée, Pierre Jouan. « On s’est revu et on a écrit Comment j’ai regardé le derrière de mon œil en moins de trois mois. » Œuvre hybride et expérimentale, cette pièce présente sept tableaux sur le rêve, conçus autour d’un lieu spécifique, un grand salon rond privé, tapissé de masques vénitiens. « On a écrit quelque chose d’un peu décadent et de léger, complètement adapté à cette pièce. » Douze acteurs sur scène, dont Bertrand Burgalat et Bertrand de Roffignac en maître de cérémonie affublé d’un costume du XIXe siècle.
Eva Provence évoque cette aventure comme une étape importante dans l’apprentissage de son métier de metteur en scène. « Ça m’a beaucoup aidé de tout construire, d’éprouver comment les choses se passent. L’enjeu n’était pas que ce soit une forme finie, mais au contraire un lieu d’exploration continuelle. » La jeune artiste éprouve le besoin de mettre sur pied une véritable pièce.
De Michel Grand à Matt Hartley : l’enthousiasme conquérant
Deux rencontres déterminantes marquent cette année 2014 et lui permettent d’envisager ce nouveau projet : le comédien Michel Grand, « celui avec qui j’aime le plus travailler » ; Brûler des voitures du dramaturge britannique Matt Hartley. Une personne et un texte. L’évidence d’un horizon à explorer.
Le texte ne suscite pourtant pas immédiatement son enthousiasme. « Au début, je le trouvais étrange, abrupt et presque trop quotidien. Au fur et à mesure que j’ai travaillé le texte, j’en ai perçu la force dramaturgique, éprouvant l’envie de l’explorer autrement. » Elle casse la dimension trop quotidienne, en ne laissant rien au hasard. À regarder sa présentation du 30 mars dernier, on perçoit qu’aucune parole prononcée n’est désormais anodine. « Derrière le quotidien, qui est finalement le piège de cette pièce, il y a tout l’énigmatique : le quotidien disparaît dans la dimension de tragédie contemporaine que j’essaie d’insuffler. »
Eva Provence crée la compagnie Hématome au début de l’été 2015 et demande à Michel Grand de l’accompagner dans son projet : « On n’avait jamais créé ensemble : je suis jeune et il a l’expérience. C’est ce qui fonctionne bien dans notre duo… Nous n’avons jamais été en désaccord ! » La scénographe Juliette M., diplômée de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, rejoint aussitôt l’aventure. De septembre à décembre, ils prennent le temps d’auditionner près d’une cinquantaine de comédiens pour les neuf rôles que contient la pièce. Le casting commence concrètement le travail de mise en scène. « Nous avons pris notre temps, afin que le choix de chaque comédien soit une direction claire pour notre pièce. Ce texte a suscité l’enthousiasme de tous les comédiens sans exception ! » Parmi les comédiens : Franck Andrieux, Margot Luciarte, Cédric Zimmerlin, Sarah Pasquier, Antoine Sarrazin et Eve Anne Jade.
Après un travail de trois semaines en janvier, à l’issue duquel ils tournent leur bande-annonce, la jeune compagnie présente une mise en espace au LB Studio, le 16 février 2016, en présence de la traductrice Séverine Magois et de la metteuse en scène Sophie Loucachevsky. Le dramaturge Matt Hartley, qui y assistait lui-même à cette présentation par Skype, nous confie : « C’est vivant et osé. Autant de dimensions que j’embrasse avec grand plaisir ! »
Au cœur du drame de la génération Y
Les 29 et 30 mars, Eva Provence et Michel Grand présentent une version de 40mn au studio Laura Benson de Montreuil. Nous sommes aussitôt frappés par la qualité du travail proposé par cette jeune artiste de 24 ans. Autour d’un fait divers, la mort d’un garçon renversé par une voiture qui aussitôt prend la fuite, trois actes se referment systématiquement sur le couple, dans l’intimité bouleversée par un extérieur hors-cadre, qui n’existe que par les intéressants effets esquissés par le metteur en scène : « Au cœur de la sclérose de la société contemporaine, dans laquelle les milieux ne se rencontrent pas sinon par un fait divers indirect, Matt Hartley décrit la perte d’horizon de la génération Y, dont le dramaturge fait partie. Cette génération ne reconnaît aucune croyance ; c’est parce qu’il n’y a pas de sens qu’ils ont recours à quelque chose d’addictif, de la drogue à la violence. »
Chacun tente de se justifier d’une certaine bonté, de manifester sa part d’humanité, mais c’est leur part d’ombre qui surgit à leur insu. Car il y a un non-dit permanent entre ces êtres, une constante incommunicabilité qui détruit peu à peu les relations. Lorsque nous faisons la remarque à Eva Provence du métissage permis par la société actuelle, elle nous rétorque sans hésiter : « On ne se mélange qu’au nom du mélange ! » Les affirmations de foi des religions ont aujourd’hui laissé la place à une sorte d’impératif catégorique laïque sans fondement. Issue d’une famille culturellement protestante, Eva Provence en a fait l’expérience. L’horizon d’espérance est brisé mais il nous est encore demandé d’avancer, sans qu’une destination ne se dessine intérieurement.
La maturité d’Eva Provence, portée par les conseils de Michel Grand, est palpable dans l’évolution des trois actes de la pièce : elle porte l’évolution tragique à travers l’humour du dramaturge anglais, humour qui s’estompe progressivement pour laisser jaillir l’horreur dans sa plus banale cruauté – comme une preuve par l’absurde des théories de Hannah Arendt. Ce quotidien écrasant se fond effectivement dans cette « tragédie contemporaine » désirée par la metteuse en scène, jusqu’à l’infime lueur, une « épave de la lumière » – pour reprendre une expression chère à Léon Bloy – que nous ne dévoilerons pas.
Appel aux producteurs pour une création mondiale
Après deux semaines de travail en juin et une campagne de financement participatif réussie concernant la scénographie finale du spectacle, Eva Provence et sa troupe s’apprêtent à entrer en résidence au CENTQUATRE Paris, le 26 septembre prochain. Rien ne semble lui résister. Les appuis ne manquent pas : outre Matt Hartley et les personnes déjà mentionnées, Eva Provence a reçu le soutien de Hervé van der Meulen et de Sophie Loucachevsky.
Que peut-elle désirer de plus ? « Nous recherchons des producteurs et des programmateurs, afin que la pièce puisse être jouée dès l’automne prochain. Si nous avons plusieurs pistes sérieuses, notamment dans le nord de la France, nous avons néanmoins besoin de soutiens concrets pour nous permettre d’aller au bout. » Son exploration attend encore des producteurs courageux et soucieux de soutenir une jeune artiste prometteuse, pour atteindre la scène.
Eva Provence s’enthousiasme : « La pièce n’a jamais été jouée, même pas en Angleterre… Il s’agit donc d’une création mondiale ! » Un honneur et une exigence pour cette exploratrice talentueuse.
Pierre GELIN-MONASTIER
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Lire – Matt HARTLEY, Brûler des voitures, trad. Séverine Magois, Éditions Théâtrales, 2013, 112 p., 14 €.